Vendredi 25 janvier, les crews Sonotown et Smallville retournaient la Machine avec une soirée qui n’a pas cessé d’enfler jusqu’à sept heures du matin. Sur la scène principale, la même qui allait accueillir la prestation habitée des Virgo Four et l’incroyable set d’Omar-S, Juniper faisait ses premiers pas en France, et nous offrait ainsi un prétexte pour leur consacrer un article. Pour beaucoup dans la salle, ce duo anglais était avant tout associé à la face A de « We Met In Manchester », la trentième sortie de Smallville, sur laquelle ils avaient gravé deux très beaux tracks parfaitement solubles dans les productions bleu profond et amoureusement manufacturées du label. Cette intégration facile à l’univers musical et visuel exigeant de Smallville a pu indirectement masquer leur singularité – et de fait, « Quiet Moon », le premier titre de leur face, proposait une déclinaison, certes très réussie, de ces longues compositions épiques et intimes qui constituent aussi la marque de fabrique du label, et dans lesquelles une mélodie émerge, s’étire, s’éteint enfin dans un decrescendo vibratoire.
C’est donc un mal entendu qu’il s’agit de dissiper. La veille de la soirée, on se rend au bar Udo, où Dan passe quelques vinyles avec Jacques Bon. L’atmosphère y est électrique, serrée et bruyante, en tout cas trop pour enregistrer une interview ; on recopiera donc des souvenirs, plus que des notes. Dan, la moitié du duo Juniper présente à la Machine du Moulin Rouge le lendemain, est en temps normal résident des soirées meandyou à Manchester, avec Arnaldo et Joy Orbison. Depuis 2008, cette nébuleuse d’amis ayant invité aussi bien Sandwell District que Workshop, l’étiquette « deep house » provoque chez lui un certain malaise lorsqu’on l’utilise pour caractériser la musique de Juniper. Et de fait, interrogé sur les radars dont il se sent proche, ceux qu’il mentionne ne s’y limitent pas : Kassem Mosse, Actress et son label Werk Discs, ou encore 1991 et Huerco S sur Opal Tapes. S’ils ont en commun un certain goût pour l’expérimentation dans la lenteur, tous ces artistes explosent les cadres prédéfinis et, parfois peu soucieux d’immédiateté dancefloor, explorent ces paysages musicaux qu’on qualifie d’abstraits. Au cours de l’entretien, il insistera aussi lourdement sur son goût pour la techno des années 1990, et il se pourrait bien d’ailleurs que les prochains tracks de Juniper surprennent par un aspect plus sombre et plus agressif. En réponse à la dernière question, on note d’une écriture illisible et rapide « skateboard », souligné d’un trait ; je ne sais plus pourquoi.
Tout commence donc pour Juniper avec une sortie sur Underground Quality en 2011 ; c’est la plus puissante du duo, et aussi celle qui a fait le moins de bruit. A l’origine pourtant, il ne s’agit que de quelques morceaux envoyés secrètement par Andrew Lyster, un ami meandyou, à Jus Ed, qui en redemande. A l’arrivée, 4 tracks dans lesquels Juniper définit sa grammaire : une texture sonore épaisse et riche, composée d’une superposition de mélodies et du jeu de leurs entrelacs, d’un drum programming anormalement travaillé, d’échos de présence humaine ; une capacité à proposer des dispositifs musicaux variés, du dialogue synthé-sample sur « In The Interest » au vocodeur pleuré de « Pushed Away » ; une tension émotionnelle entre un élément lourd, aqueux, profond, et un second plus volatile, cosmique, aérien. Juniper parvient à créer un espace sonore, qui sculpte, en creux, un espace mental, c’est-à-dire émotionnel : le terme deep ne caractérise plus alors seulement un genre musical, mais bien la profondeur émotive atteinte. On est d’ailleurs surpris, en écoutant ce Theories, par la fragilité et la maturité des sentiments éveillés, qui évoquent tout à la fois la mélancolie d’un trentenaire barbu, une baleine polaire dans un univers à la Stefan Marx, et la morsure du temps qui casse.
Juniper réapparaît quelques mois plus tard avec un titre pour Ominira, le label de Kassem Mosse, qui sort sur l’EP « The Weekly Contract Events » entouré d’un track du patron lui même et de Kowton. Dès son titre, « Jovian Planet » plante un décor cosmique sur lequel le duo se plaît à improviser : on entend une ligne de basse légère s’échapper de masses gazeuses et angoissantes, puis se faire prendre en chasse par une mélodie filante qu’un effet exaspère. Dans son Fabriclive67, Ben UFO se sert de la souplesse du track comme d’un matériel expérimental en le plaçant entre deux gros hachoirs technos ; même alors, la réaction chimico-surréaliste fonctionne à plein, et le track continue d’émettre sa fine pellicule d’émotion bleutée.
Leur EP de 2012 partagé avec Arnaldo sort donc sur Smallville, et comme la plupart des releases du label, c’est un grower. La contrepartie de la cohérence des sorties de la bande d’Hambourg étant une forte impression d’homogénéité à la première écoute, il faut le jouer, le poser puis y revenir, si l’on veut en découvrir les détails. C’est alors seulement qu’on remarque la déconstruction légère de « Selenic », son break, sa batterie qui claque, et les pouvoirs magnétiques d’un morceau comme « Quiet Moon », enfermé un soir d’hiver. Les productions de Juniper sont semblables à un foulard qu’on ramasse : il faut les déplier pour en voir la beauté.