En à peine deux ans d’existence, Construct Re-Form s’est imposé comme l’un des piliers de la scène techno parisienne. Du CRF001 au CRF004, les premiers EPs de la structure de Sylvain Peltier (Zadig) ont dessiné les contours d’une techno française ambitieuse et sans apprêt, capable de rassembler plusieurs générations autour de son esthétique d’astres vides et de pylônes emmêlés. Depuis le mois d’avril, le label renforce sa position à l’aide de prestations massives dans la capitale : au Batofar puis au 6B, nous avons pu voir Zadig, Antigone, Voiski et Birth Of Frequency modeler sur plusieurs heures le prototype d’une expérience capable de réconcilier momentanément la sueur des corps et la précision des machines. L’occasion pour Input Selector de revenir sur ce qui a fait la réputation du label – ses sorties irréprochables, en se procurant le dernier EP du patron, « Interview With a Mad Man ».
Le CRF005 de Zadig se situe quelque part entre l’efficacité techno du CRF001 et l’inhumaine beauté cinématographique du Ars Mechanica d’Antigone : sans jamais abandonner une base rythmique appuyée, large et martiale, Zadig façonne et travaille des atmosphères plus complexes. De ce point de vue, l’unique titre de la face A, Dagon, constitue un aboutissement en soi. La chorégraphie que tissent des nappes mélodiques flottantes autour du noyau techno du track (apparition, retrait, danse) construit un sublime spatial dysfonctionnel, point d’intersection épique entre des attentes humaines exacerbées et l’indifférente immobilité du cosmos. La face B décline une même tonalité sur deux titres plus courts : en B1, une mélodie en spirale, labourée par un rythme puissant et des claps frénétiques ; en B2, un galop mécanique dans le vacarme des radars.
On dit souvent de la scène techno française qu’elle est en ébullition, et pourtant elle ne bout pas, au contraire, elle se solidifie, elle s’épaissit – au point d’hanter chaque jour un peu plus nos rêves de ses images.
Interview Zadig
Bonjour Zadig ! Les sous labels de Construct Re-Form se multiplient (Ars Mechanica pour Antigone ; Nowhere pour Birth Of Frequency). Est-ce que tu peux faire le point la dessus et nous en présenter la démarche ?
Effectivement, de nouvelles plateformes voient le jour. Nowhere n’en est pas une. Pour le moment je me contente de Construct Re-Form et Ars Mechanica. C’est déjà pas mal tu me diras.
Lorsque j’ai monté CRF, je savais déjà qu’un seul label ne suffirait pas : de la même manière que j’écoute et achète beaucoup de choses différentes, j’ai besoin de pouvoir sortir tout ce qui me fait vibrer, quelque soit le style de musique. Le truc c’est qu’il est rare de voir des labels qui réussissent à sortir des choses très différentes. Je pense que cet exercice est très risqué aujourd’hui pour les jeunes labels. Tu peux vite démobiliser ton auditoire et détruire l’image de ton label. C’est la raison pour laquelle j’avais déjà l’idée de créer d’autres entités. CRF est le label Techno au sens général, Ars Mechanica propose de la musique plus cérébrale, intimiste, voir même onirique. L’aboutissement de tout ça serait de pouvoir sortir toute la musique sous une même entité, mais chaque chose en son temps, et je n’y suis pas encore.
Sans vouloir faire abusivement rentrer votre musique dans des cases, on a l’impression que ton EP et celui d’Antigone sur Ars Mechanica marquent une inflexion vers un travail plus approfondi sur les atmosphères, quasi cinématographique chez Antigone.
J’ai amorcé la réponse dans la question précédente. Lorsqu’Antonin m’a amené les morceaux du Ars, je me suis tout de suite dit qu’il se passait quelque chose dans sa musique et que cela nécessitait quelque chose de spécial : c’est certainement l’impulsion que j’attendais pour monter ce nouveau label. En plus nous avons décidé d’utiliser ses travaux d’école, un certain nombre de dessins géométriques qui collaient parfaitement avec sa musique et l’idée que je me faisais du label : Ars Mechanica va en effet puiser ses racines dans les sciences, l’espace, les inventions, la géométrie, et tout ce qui permet à l’homme de s’élever au dessus de sa condition. En plus, Antonin pouvait du coup associer de la musique à chacun de ses dessins. Bref, tout s’imbriquait parfaitement dans cette collaboration.
Concernant mon Maxi, j’aurais très bien pu le sortir sur Ars également mais je le trouve très bien sur CRF, avec son coté rétro-futuriste, car il est bien question de ça dans ce disque. Ces trois morceaux sont les prémisses d’un projet auquel je pense depuis très longtemps et qui verra le jour l’année prochaine, je l’espère. Je n’en dis pas plus pour le moment, tant que rien n’est lancé.
On remarque aussi l’irruption au premier plan d’un nouveau type de son, ces petits blip blip de radars abandonnés qu’on entend sur le Forbidden Galaxy et la B2 de ton EP…
Depuis que j’écoute de la techno, j’ai toujours été attiré par la musique « spatiale » et « mentale ». L’exemple le plus concret est le travail de Jeff Mills évidemment : on ne peux pas écouter ces sonorités et ne pas penser à lui. Ce type de son ne date pas d’aujourd’hui, c’est une école au même titre que celle de Maurizio. Tu retrouve ces ambiance aussi sur le label Sähkö ou bien plus récemment avec Sleeparchive. C’est juste qu’en ce moment çà revient beaucoup, avec des artistes comme Staffan Linzatti ou bien Mike Storm …
Si je m’écoutais je pourrais jouer ça toute la nuit ☺ Mais je me suis toujours dit que je me retrouverais tout seul dans la salle au bout d’un moment.
Vécus de l’intérieur, les presque showcases au Batofar & à la 75021 ont été de vraies réussites (voir vidéo ci-dessous). L’expérience est-elle amenée à se reproduire ?
Oui c’était vraiment magique ! Le Batofar, c’était vraiment la première fois qu’on se retrouvait tout les 4 pour toute une soirée et vraiment, je crois que nous avons tous passé un moment inoubliable. Ensuite l’invitation à cette incroyable 75021, du bonheur encore ☺ Alors oui, on remet ça au Batofar le 19 juillet, mais nous ne serons pas tous les 4 car je tiens à inviter d’autres artistes.
En vous regardant jouer, on se demandait : qui a mis des ressorts dans les chaussures de Voiski ?
Je te dirais juste que Sieur Voiski est une « high performance machine » ☺ ou bien l’abus du KIK de sa Jomox, ça vibre fort !!
Enfin et pour conclure, une dernière question – pourquoi ce titre, « Interview with a mad man » ?
C’est une longue histoire qui a commencé bien avant ma naissance, mais je ne t’en raconterai ici que la partie contemporaine. Il y a des années de cela – j’étais encore un gosse à l’époque -, nous passions quelques jours à la campagne chez un oncle éloigné. Je passais mon temps à jouer dans son grenier poussiéreux, qui regorgeait d’objets aussi insolites les uns que les autres. Cet oncle, psychiatre à la retraite, était aussi un grand voyageur, et les histoires que me comptaient les très nombreux vestiges de voyages entassés ça et là étaient pour moi bien plus prometteuses que le film du soir à la télé. C’est la raison pour laquelle chaque soir, équipé d’une lampe torche, je me faufilais jusque très tard dans la nuit pour fouiller parmi tous ces trésors et être le témoin secret de cette vie extraordinaire qu’avait dû être la sienne.
Lorsqu’un soir, je suis tombé par hasard sur son journal, j’avais trouvé le graal. Je me suis alors mis à le feuilleter, jusqu’à ce que je tombe sur une partie très étrange, située dans les années 60, à l’époque où il travaillait encore dans un hôpital psychiatrique. Il y relatait ses entretiens avec l’un de ses patients qu’il ne citait que sous le prénom « Howard ». Ce que j’y ai lu m’a d’abord laissé perplexe mais plus je progressais dans ma lecture, plus j’étais fasciné par les histoires d’Howard. Il racontait qu’il n’était pas de notre monde, qu’il avait été envoyé sur notre planète pour nous observer et nous étudier, mais que quelque chose avait dû se produire sur sa planète natale car le lien mental qui le reliait à son peuple était rompu : il lui était donc impossible dorénavant de quitter ce corps d’emprunt et de rentrer chez lui. Il racontait aussi ses nombreux voyages sur d’autres mondes, dans d’autres espaces temps, ses descriptions étaient aussi étonnantes que minutieuses, et il m’était presque possible de voir les choses magnifiques et effrayantes qu’il décrivait : des cités gigantesques peuplés d’anciennes créatures titanesques, des mers noires infinies, des villes tombeaux souterraines désertées depuis des millénaires, des créatures stellaires dévoreuses de planètes … Les délires d’un fou bien entendu, mais tout paraissait tellement vrai, paradoxalement.
A la fin des entretiens, Howard lui donnait même l’emplacement secret d’une machine, qu’il avait construite en utilisant une technologie bien plus avancée que la notre. Ça n’est que bien des années après que je me suis rendu a l’emplacement révélé : la machine était bien là, imbroglio indescriptible de matériaux inconnus mais vraisemblablement venus du futur, et dont l’usage m’échappe encore totalement aujourd’hui. J’ai finalement réussi à la mettre en marche, et elle s’est mise à produire des sons d’outre espace. Ces sons je les ai finalement enregistrés, et j’ai décidé de les mettre sur un disque, en mémoire de cet homme, « Howard », qui n’était peut-être pas si fou, finalement…
© Côme Callais pour la photographie