Comme dans sa musique, Cio d’Or renferme en elle un monde à part. Un univers dont elle en garde les secrets bien cachés, et dont on ne peut qu’effleurer la surface émergée, chargée de promesses. C’est d’ailleurs elle qui guide son interlocuteur, ouvrant ponctuellement des éclaircies sur son approche musicale, son quotidien, son entourage ou son passé, que l’on aimerait pourtant avoir le temps d’investiguer. Elégante et spontanée, fermant parfois les yeux comme pour trouver les mots justes, elle répond à nos questions depuis son salon, une cigarette électronique toujours perchée au coin des lèvres. Une simple lampe l’éclaire, et derrière, dans l’obscurité, on perçoit quelques accords de piano.
« C’est une des compositions que j’ai faite pour une pièce de théâtre », explique Cio d’Or, prononcer « Kio d’Or », en se retournant un instant vers la mystérieuse source du son. « J’ai travaillé dessus trois mois, et ai appris beaucoup de nouvelles techniques. Moi qui travaillais sur Protools, maintenant je fais des choses pour de vrais instruments. C’est un gros travail tu sais, c’est autre chose que juste de la techno. Mais ça se mélange très bien : j’ai instillé des choses électroniques à l’intérieur, comme pour un film, puis j’ai ajouté les instruments ».
Ses compositions sont venues habiller une pièce de théâtre chantée, créée à partir d’une image, celle des rescapés et des morts du naufrage de Lampedusa en 2011. Ironie de l’histoire la dernière représentation avait lieu le 10 octobre dernier, quelques jours seulement après un nouveau naufrage meurtrier. « Tu sais, tous ces gens sont morts là-bas, commente Cio, et j’ai essayé de raconter l’histoire de ces gens. Ça a été un travail totalement différent pour moi, très intéressant. C’était vraiment à propos du silence. J’ai pensé à ce que ces gens ressentaient, à leur mort, à leur voyage, à tous ces ressentis derrière, pourquoi ils avaient fui leur pays… C’est un travail différent,mais c’est de la musique. Il y a tellement de façon de penser la musique, de ressentir la musique ».
https://soundcloud.com/cio-d-or/tof-distanz-pausenlos
C’est le duo Cassegrain, ses deux amis de chez Prologue, son label d’attache, qui l’ont mis sur cette voie. Et lorsqu’ils ont parlé du projet à Cio, dont les productions sont autant d’explorations sonores, se rapprochant souvent de l’ambient façon Brian Eno tout en gardant ce goût pour une rythmique techno, celle-ci a accepté sur le champ. « J’imagine toujours une musique de film dans mon esprit, et, même avec mes tracks techno, je veux raconter une histoire. J’ai une image et… Mais ces compositions ne sont pas faites pour être écoutées, elles racontent une histoire. Ce qui est différent de ma propre musique. Je ne l’ai pas fait à partir de mes propres ressentis, je voulais raconter une histoire. Donc c’est une autre partie de moi-même, d’essayer de saisir les ressentis de ces gens qui sont morts. Et puis, pour la première fois dans ma vie, des instruments jouaient mes compositions. C’était très… wow ! ».
On l’imagine d’autant plus lorsque l’on sait que Cio a commencé à découvrir la musique, dans son enfance, par le classique et le jazz. A 17 ans, elle jouait dans un jazz band, et à 21, elle montait son propre duo de danse, sur les airs de Bartok, Stravinsky, Bach. C’est à ce moment-là, au milieu des années 80, alors qu’elle étudie la danse dans une école professionnelle berlinoise, qu’elle découvre une autre musique, électronique cette fois, celle de Brian Eno et David Byrne. Elle dira plus tard à Clubber’s Guide New York qu’elle y a « approfondi sa compréhension de la musique et du mouvement, et appris à travailler de manière disciplinée ».
De la discipline, Cio en a certainement toujours autant au regard de la qualité de ses sets, d’une finesse de mix remarquable, lui apportant cette réputation d’offrir à son public, outre une musique hypnotique bien propre à elle, le fruit d’un travail élaboré soigneusement. « J’ai joué à la Concrete [en juillet dernier ndlr]. Mais j’étais choquée ! Je suis venue avec l’idée de jouer techno, dubtechno. Mais lorsque mon set s’est terminé après deux heures, ils sont venus et m’ont dit « Hey, tu dois jouer 5 heures ». J’ai répondu « Quoi ? Je ne suis pas préparée pour 5 heures, parce que je prépare mes sets ! » Du coup, j’ai joué complètement différemment : quelque chose de très chaud, avec beaucoup de feelings, et aussi avec beaucoup de trucs oldschool à l’intérieur. Je faisais un véritable voyage, tu sais, dans mon parcours musical ».
Un parcours qui commence au tournant des années 2000 où Cio apprend à mixer ses premiers vinyles. Quelques deux ans plus tard, on la trouve résidente de l’Ultraschall, le mythique club de sa ville d’origine, Munich. Rapidement, l’intérêt pour la production à base de samples et de sons inédits l’amène à étudier en autodidacte les techniques de création sonore et à voyager, notamment en Egypte, avec un enregistreur Minidisc et une MPC. Un réflexe qu’elle a gardé jusqu’à aujourd’hui… ou presque.
« J’ai toujours mon Zoom quand je pars en voyage, confirme-t-elle aujourd’hui, et aux Etats-Unis, bien sûr, j’ai aussi beaucoup de sampling. Tiens, je vais te dire d’ailleurs, un vrai désastre : le meilleur moment pour enregistrer, c’était au Japon. Nous étions dans la nature, c’était incroyable. Et c’est le seul voyage où j’ai oublié mon Zoom ! J’étais dans ma chambre, il était quelque chose comme 3h30 du matin et je travaillais mon set. Je suis sortie, et il y avait ces bois, et tu avais ces animaux, je n’avais jamais entendu ça, c’était incroyable ! Mais j’avais oublié mon Zoom pour ce premier voyage, et c’était le meilleur moment (rires) ! »
Son premier track, Hokus Pokus, sortira en 2004 sur le label Treibstoff, et marie un kick brut avec des samples de grosses caisses et de claviers, pour un rendu déjà hypnotique. Les EP’s sur différents labels, comme les tournées en Allemagne et à l’international, s’enchainent. Elle décide alors de se diriger vers Cologne en 2006 et se trouve très vite à travailler avec Donato Dozzy, Gabriel Ananda ou Paul Britschitsch.
C’est à cette période-là que celui qu’elle avait rencontré plusieurs années auparavant dans un disquaire munichois, Tom Bonaty, qui vient de lancer un label du nom de Prologue, la contacte début 2009 pour lui proposer de signer son premier album. Quelques mois plus tard sort Die Faser, et simultanément deux EPs de ces tracks avec des remixes. Un disque faisant la part belle aux kicks comme aux ambiances oniriques et mystérieuses par le travail de sons sous réverbe.
« Quand Die Faser fut terminé, racontait-elle en avril dernier au blog Clubber’s Guide New York, j’ai pensé à inviter certains de mes artistes pour des remixes sur l’une des faces du disque. Je voulais vraiment créer mon propre label, avec mes amis de son, mais je n’ai jamais trouvé le temps de le monter. Je suis donc allé sur Prologue. Et maintenant, nombre de mes amis et co-producteurs sont tous avec Tom et son label Prologue, c’est génial ! »
On y trouve donc aujourd’hui ses amis Donato Dozzy, Sleeparchive ou Milton Bradley, avec qui elle dit toujours entretenir une grande proximité. « Pour tout dire, confie-t-elle aujourd’hui, en ce moment je ne Skype pas beaucoup. Mais si je vois Donato connecté alors nous allons discuter, bien sûr. Et je suis toujours en contact avec Dasha [Rush ndlr], Dino [Sabatini ndlr], Milton Bradley. Et Cassegrain, bien sûr, avec qui j’ai fait ce travail pour le théâtre. Nous avons passé cinq jours ensemble avec deux musiciens, et nous avons passé un très bon moment ensemble ».
Après une pause l’an dernier, où Cio d’Or, à la recherche de silence, signait alors un EP plus tourné vers l’ambient, sur Telrae, Ur & Uhr, elle est revenue cette année avec la volonté d’en découdre à nouveau avec les dancefloors. « J’ai aussi commencé à produire de nouvelles tracks techno, beaucoup, mais je n’ai pas pu les finir. Je voyageais beaucoup et puis j’avais ce truc pour le théâtre, et c’était beaucoup de travail. Mais j’ai plein de projets ! D’abord, un grand album, dont une partie est déjà terminée. Mais ce n’est pas un album, c’est plus que ça. Mais je ne veux pas en parler tant que ça n’est pas fini, quand ce le sera, nous en parlerons ! Dans tous les cas, je suis toujours une débutante, tojours. Et à chaque fois que je commence une nouvelle track, j’ai le sentiment que je fais ça pour la première fois de ma vie. C’est ce qui est intéressant dans la musique, c’est toujours une progression, tous les jours ».
Et inutile de demander si l’album sera en tout cas techno. « Ce sera aussi techno. J’adore la techno ! C’est une partie de moi-même. La techno c’est si bon, tu peux progresser, mais c’est un travail dur pour y arriver, ça prend du temps. Mais ce ne sera pas que cela. Ce sera techno et musique classique parfois. Ça marche vraiment bien ensemble. Au piano, tu peux recommencer, recommencer, recommencer… Ça s’appelle une fugue. Et c’est la même chose en techno, il y a beaucoup de parallèle ». Bach jouait ainsi avec les motifs de répétition, avec un ordonnancement mathématique – le génie était superstitieux – et notamment des séquences de basses au pédalier à la puissance hypnotique. « J’adore Bach, renchérit Cio d’Or, c’est mon professeur. Quelqu’un m’a demandé un jour de citer mon artiste ou compositeur préféré. Je lui ai répondu que celui-ci était mort depuis longtemps, c’était Bach (rires) ! »
Parmi ses autres projets, on trouve aussi un vrai désir de composer pour des films, mais aussi et surtout le désir de « trouver vraiment le silence pour se tourner vers moi-même. Et ce n’est pas facile. Je me bats tout le temps pour mon silence. Et je suis aussi excitée parce que… » Elle s’arrête un temps, un grand sourire au visage. « La vie change tout le temps », finit-elle mystérieuse. « Et puis tu sais, j’ai tellement voyagé durant ma vie que j’apprécie vraiment être à la maison ces temps-ci. Quand je regarde à l’extérieur, j’ai un jardin, des oiseaux, j’ai tout ce qu’il faut. Pour l’instant, je veux voyager dans ma musique. Et le problème avec tous les voyages pour des concerts, c’est que je ne trouve jamais le temps de voyager dans la musique. Et j’ai tellement de choses commencées, et je ne peux pas les finir, et ça me rend dingue ! Je veux les finir, sinon je deviens nerveuse tu vois, je deviens quelqu’un de vraiment pas gentil (rires) ! »
Une envie de calme, pour finir son disque. C’est aussi pour cela qu’elle a demandé à arrêter les concerts pour 2014, et jusqu’à nouvel ordre. « J’adore la techno, et j’adore progresser, mais ça prend du temps. J’ai besoin de temps, je suis lente. J’ai vraiment besoin de réfléchir de nombreuses fois avant de sortir quelque chose. Ça doit être (claquement de doigts) c’est ça ! Je prends mon temps, je veux vivre mon cœur tu vois. J’ai besoin de ce break l’année prochaine pour me concentrer sur mes projets. »
Aujourd’hui est donc venu le temps de l’inspiration et du travail. Et ses oreilles ne vont bien sûr pas là où on les attend habituellement. Pour Cio, bon nombre de productions techno d’aujourd’hui sont « à peu près les mêmes, très resserrées, il n’y a pas de mouvement ». Pour le groove, elle la préfère une techno breakbeat, ou hypnotique. Mais surtout, son attention est portée par le sound design, les pures créations de sons, et aussi par les bruitages présents dans les documentaires pour donner vie à des objets. Des sons pour elle « très intéressants pour la techno. Mais seulement lorsqu’il n’y pas trop d’effets, car alors, si c’est ça sonne très intéressant, sur un dancefloor, ça sonne comme si c’était du réchauffé. Tu vois ce que je veux dire ? Lorsque tu cuits trop ton plat, tu n’as plus les goûts. Et puis j’écoute aussi beaucoup de Bach, ses compositions pour piano. J’adore vraiment Bach en ce moment ».
Pour autant, ce n’est pas parce que Cio dOr décide de rester au calme l’année prochaine qu’on ne la verra plus derrière des platines. Et de préférences des vinyles, ce qu’elle préfère. Elle raconte d’ailleurs avec passion comment, lors d’une soirée dernière au trésor, avec Dasha Rush, elle a laissé de côté son Traktor Scratch Pro, qu’elle utilise par commodité lorsqu’elle voyage, pour des platines vinlyes. « Pour une fin de soirée, après mon set au bar, Dasha a demandé à ceux qui voulaient de descendre mixer en ping pong. J’avais cinq disques, seulement mes disques. J’ai joué en ping pong avec deux mecs au petit matin. Et je vais te dire un truc, j’ai tellement in love de mixer avec des vinyles ! J’adore ça. C’est vraiment compliqué de voyager avec tout le temps, mais je vais te dire, c’était cool ! »
Elle se dit d’ailleurs très contente de venir mixer ce samedi soir. Et hésitais encore il y a peu sur ce qu’elle allait jouer. « Je travaille sur un set bleep, et aussi sur un set breakbeat techno, ou je ferai un set dark et hypnotique. Ce sont les trois sets que je travaille actuellement, les trois directions que j’aime en ce moment en techno. Mais ça doit vouloir dire quelque chose pour moi. Et c’est très rare que je joue des nouveautés. Je reçois tellement de promos et 95% va à la poubelle, je ne les joue pas. Je ne joue pas de la musique parce qu’elle est nouvelle, je la joue lorsque j’ai l’impression qu’il y a quelque chose d’intéressant, que ça me parle, un je-ne-sais-quoi. Et je préfère un set court, mais qui raconte une histoire que j’ai vraiment en tête. Mais je pense que je vais jouer dark ! Et à la fin, lorsque tout le monde sera en train de transpirer, peut-être que je jouerai quelque chose avec du piano, je ne sais pas ! ».
Ce soir, ce sera également pour elle l’occasion de revoir un homme qui l’avait bien aidée lors d’un concert à New York, alors qu’elle se démenait avec les organisateurs et assurait que non, s’il y avait un problème technique, cela ne venait pas de son matériel. « Eric Cloutier était tellement aimable, il a essayé d’aider, il a tout fait, c’était marrant ! » Ce même Eric qui disait il y a quelques années d’un des podcasts de Cio d’Or : « Merde… Juste quand je pensais qu’il était quasiment impossible d’arriver à quelque chose d’aussi bon que les podcasts de Dozzy et Fengler, Cio a amené de la chaleur et m’a mis une claque. J’adore ce mix. Je dois venir en Europe et commencer à pouvoir écouter ce genre de musique tout le temps…. Les Etats-unis sont trop coincés dans cette saloperie de minmale pour apprécier quelque chose de si élégant et fidèle au terme techno ». Et Cio de répondre aujourd’hui : « Oh, this is sweet, so sweet, very good ! ».