Cette rencontre avec Derrick May fait partie du dossier spécial Detroit du prochain numéro de Trax Magazine, qui comprend également les interviews entre autres de Carl Craig, Jeff Mills et Juan Atkins. La voici un extenso en exclu pour Input Selector.
Il paraît que tu parles français ?
Fuck you ! (rires)
J’ai vécu en France, il y a quelques années maintenant. Mais mes mots étaient seulement des termes de politesse « bonsoir, comment allez-vous monsieur ». J’ai vécu à paris pendant un an, il y a 20 ans. C’était une bonne étape, mais j’étais tout seul grosso modo, avec DJ Deep qui est mon ami. Puis j’ai bougé à Amsterdam, Londres, Tokyo, partout dans le monde. Mais peu importe !
Je dois jouer davantage pour les gens vraiment cools, qui s’intéressent à la musique, à l’artistique, les gens qui comprennent. Pas seulement pour les party people. Je trouve que c’est important de jouer d’abord ce que tu ressens et ce que tu as en tête, et ensuite d’essayer de faire comprendre au gens… J’ai la chance de jouer de la musique et de mettre les gens en face de quelque chose d’incroyable. Donc j’utilise cette chance à chaque fois que je joue, pour moi c’est vraiment très important.
Je choisis une ou deux personnes dans tout le public, dans toute la fête. Et je joue pour elles seules. C’est comme ça. Tout les autres, je ne les vois pas. Je me retrouve comme habité par ces deux-là, et mon défi est de faire en sorte qu’ils ne s’arrêtent pas de danser. Et tout bon DJ te dira qu’il recherche cette personne sur le dancefloor, tout le reste ce n’est que… l’ambiance.
D’où viens-tu ?
Je suis né et ma famille vient de Detroit. J’y suis resté toute ma vie, même si j’ai voyagé partout dans le monde par la suite. J’ai voyagé petit, avec ma famille, pour les vacances : Jamaica, California, Washington… Ce n’était qu’avec ma mère, parce que ma mère m’a élevé toute seule. Mon père n’était pas là. J’y ai donc habité toute ma vie. Mais à 27 ou 28 ans, avec Juan Akins et Kevin Saunderson, on a fait de la magie. On a fait quelque chose que personne n’avait fait avant.
Mais avant, qu’est-ce qu’il se passait ?
Avant ? A 14 ans, j’achetais du Elton John.
Vraiment ?
Yeah ! Elton John, c’était cool ! Allons, « Yellow Brick Road », « Bennie and the Jets », ce sont des disques excellents. Le Elton John que j’ai connu n’est pas celui que tu as connu. C’est un autre genre d’artiste, c’est comme le premier Mickael Jackson par rapport au second Mickael Jackson, c’est bien différent n’est-ce pas ! Et puis il y a eu The Ohio Players, bien sûr Funkadelic et toute cette musique, les premiers Kraftwerk, Jimi Hendrix…
Tu dansais alors ? Es-tu un danseur ?
Oui bien sûr. Je l’étais, plus maintenant, mais j’étais carrément un danseur. J’adorais danser !
C’est parce que lorsqu’on écoute Strings of Life, on se dit que c’est une musique pensée par un danseur…
Tu sais quoi ? Lorsque j’ai fait Strings of Life, c’était à un moment très mélancolique de ma vie. J’étais très jeune, je n’avais pas d’argent. J’étais un étudiant typique : je ne savais pas ce que je voulais faire, je haïssais la société. Parce qu’à l’époque nous avions un président horrible, son nom était Ronald Reagan, George Bush, ces types-là, des mecs horribles. Et je ne voulais rien avoir à faire avec cette société-là. Donc j’ai vraiment fermé ma porte et c’est pour cela que j’ai fait cette musique. Cette musique est une musique inter-sociale : elle était mon enfance, mes rêves, mon histoire d’amour. C’était les mémoires de ma vie. Ce n’était pas une question de futur, mais de mémoire.
Et à cette époque tu écoutais Clinton, etc. ?
Je l’avais fait, déjà. A ce moment de ma vie, quand j’ai commencé à faire de la musique, j’avais décidé de ne plus rien écouter. Je vais te dire un truc : tu ne peux pas faire de la musique et écouter de la musique. Tu ne peux pas faire de la musique et être DJ, ni travailler dans quelque chose en rapport à la musique. Tu dois simplement faire de la musique. Tu vas dans une chambre, tu y restes et tu fais de la musique. Si tu dois peindre, c’est à partir de quelque chose dont tu es « parti ». Ce n’est pas aller dans les musées, les galeries et ensuite rentrer pour peindre, ce sont des conneries. Tu dois complètement t’abandonner.
Et tu rencontrais des gens à ce moment-là ?
Je ne rencontrais personne, je me laissais complètement aller.
Et pas avec Kevin Saunderson ou Juan Atkins ?
Je les connais depuis que j’ai 12 ans !
Est-ce que c’est toi qui a dit que la musique de Detroit était comme la rencontre de George Clinton et de Kraftwerk dans un ascenseur ?
Oui oui j’ai dit ça, c’est vrai. Personne n’en a encore fait un dessin ou une peinture, ça pourrait être intéressant ! Parce que George Clinton était un peu genre Dr Frankenstein and Kraftwerk étaient c’est types super métrosexuels allemands.
Tu habites toujours à Detroit ?
Oui, bien sûr.
Tu vis où à Detroit ?
J’y ai deux maisons : une en ville et l’autre à l’extérieur. Humble ! Et je vis dans les deux. J’ai une petite fille de neuf ans, elle est dingue et elle adore aller d’une maison à l’autre. Elle dit à tout ses amis : « Avec papa, nous avons deux maisons, et l’une d’elle est un chateau ! » Et ses amies ne la croient pas bien sûr. Mais je ne l’amène pas en fête, trop de gens y avalent des pilules et d’autres trucs stupides. Ça a été pour la famille, mais plus maintenant.
You are a family man ?
Non, mais j’aime ma fille. Je ne suis pas un très bon concubin ou mari, mais je suis un sacré bon papa ! Et je compte bien le rester. Peu importe ce qui m’attend, je resterai un bon père.
Elle aime la musique ?
Elle aime tout, elle est tarée ! Mais je ne la pousse pas vers la musique, elle découvrira ça toute seule plus tard.
Il y a de la musique à la maison ?
Il y a de la musique à la maison absolument tous les jours. Il y en a du moment où tu entres dans ma maison jusqu’à ce que tu en partes. Pas très fort. Miles Davis, chillout music, ambient music, des anciennes choses des 70’s, 80’s. De la musique électronique de groupes comme Tangerine Dream… Mais le volume est vraiment à 5%, donc il faut vraiment être silencieux pour l’écouter. Si tu viens chez moi tu dois être silencieux, mais si tu parles tu ne l’entends pas.
Et tu n’écoutes pas de techno ?
Jamais. Vraiment. Et tu sais pourquoi ? « Never get high on your own supply, if you do, you won’t survive ». Si je commençais à écouter cette merde, je m’en lasserais.
Quel est ton avis sur la musique électronique en Europe ?
C’est du business en Europe. Quand tu vas à Ibiza, c’est du business. Ibiza c’est joli, mais les mecs se font 35-40000€ par nuit, 100000€, chaque nuit ! Pour une soirée. Et ça c’est pour le DJ, qu’en est-il du dirigeant du club ? Il se fait un demi million d’euros toutes les nuits, en faisant payer 30, 40, 50€ les billets en préventes. Online ! Les gens achètent ces tickets 6 mois à l’avance ! Comme s’ils allaient voir Diana Ross, ou Barbara Streisand ! C’est incroyable ! C’est une fête man !
Mais dans le même temps le moindre gamin dans sa chambre fait de la techno avec trois fois rien…
Il y a une révolution technologique en ce moment oui, ce que sera demain je ne le sais pas.
Et tu revois les autres ?
Je revois Juan tout le temps, je revois Kevin. Carl Craig vit toujours à Detroit, Kenny Larkin vit à Berlin, Octave One vit à Atlanta, Mike Banks vit à Detroit, Jeff Mills vit à Paris et à Chicago, ses deux maisons…
T’en penses quoi de l’évolution de la ville ?
C’est intéressant, il y a une nouvelle génération de jeunes qui se battent.
Comme lorsque vous créiez la techno ? C’était un combat ?
Oui bien sûr. Ce n’était pas un combat pour la musique parce que tout le monde s’en fichait. Personne n’écoutait ce que nous écoutions ou ce que nous faisions, donc il n’y avait pas de combat. Tu dois bien comprendre : lorsque nous faisions cette musique, il n’y avait rien. Il n’y avait pas de techno, il n’y avait pas de house. Il n’y avait pas de DJs superstars, rien, zero. Et ça, c’était la lumière.
Et pourquoi ne continues-tu plus à créer des sons ?
Je l’ai fait, j’en suis content, et je suis bien comme ça. J’aime ce que je fais, et ce n’est pas toujours simple. Ce n’est pas simple de faire un disque !
Tu as 50 ans…
Oui !
Alors, ça fait quoi ?
It’s fucking great ! (rires)
Quel regard tu as sur ce qu’il s’est passé depuis ces quelques 30 ans ? C’est une date pour regarder derrière soi ?
Tu rigoles ? Pas du tout ! « Keep moving baby ! »
Y a-t-il une nouvelle génération de musiciens à Detroit ?
Non, parce que tout le monde est parti, il n’y a plus personne.
Et toi et les autres vous n’essayez pas d’encourager les plus jeunes ?
On essaie, mais c’est difficile. La culture populaire est vraiment plus importante pour eux maintenant, Internet, la télé, beaucoup de divertissements.
C’est la même chose partout…
C’est vrai, mais nous sommes moins nombreux. Voilà pourquoi c’est difficile. On essaie de pousser les jeunes générations, mais seulement quand la porte est ouverte et s’ils veulent bien nous poser des questions.
Et tu continues quand même à rester là-bas malgré ça.
La crise, comme vous l’appelez a toujours été là. Pour les gens de Detroit ça a toujours été là, c’est toujours la même chose. Les gens ne s’en font pas pour ça, ils ne s’en préoccupent pas. Mais les magazines obtiennent des pubs s’ils en parlent, c’est du marketing. C’est du business !
C’est quoi le conseil que tu donnerais à un jeune artiste ?
Je dirais : tiens le coup, c’est dur, ce n’est pas aussi facile que ça en a l’air. Si ça l’était, tout le monde pourrait le faire. Ça ne doit pas l’être, ce n’est pas censé l’être, ça doit être difficile. C’est très difficile d’attendre, c’est très difficile d’avoir sa chance, d’accepter la faillite de sa situation, la défaite. Ce qui peut parfois être destructeur. Il faut aussi savoir écouter, apprendre et prendre des décisions sincères. La dance music maintenant, c’est zéro : ce sont les mêmes individus qui habitent cette planète, mais pour une raison inconnue, ils n’écoutent plus la musique. Les gens n’achètent plus de musique, il n’y a même plus de disquaires ! Le problème est que nous essayons de résoudre cette situation où l’on passe autant de temps sur la musique et que tout le monde s’en fiche. Nous voulons que les gens écoutent vraiment la musique. Mais c’est difficile parce que les gens prennent du plaisir mais ils n’achètent pas la musique. Or l’artiste a besoin que l’on achète sa musique pour le faire vivre et qu’il puisse continuer à en faire. Et c’est très sérieux, parce que tous les artistes maintenant, gardent leur « vrai » travail, ils n’ont pas le choix.
Je n’ai jamais cherché à ressembler à quiconque, j’ai plutôt cherché à ne ressembler à personne. A l’époque, il n’y avait que Janet Jackson ou Prince ou Rick James. Et je détestais ça. J’adore Prince, ok, mais tout le reste je détestais. Et je ne voulais pas être dans un endroit où je pouvais entendre ce genre de musique. Et je détestais vraiment ça. Donc j’ai voulu faire de la musique que n’avais jamais entendue. Et j’ai refusé toute musique qui se rapprochait de quelque chose d’autre. Si ça devait ressembler ne serait-ce qu’un peu à quelque chose, je le détruisais. J’ai fait une centaine de morceaux, et n’en ai sorti qu’une vingtaine.
Un homme tire sur un autre et le tue. A-t-il simplement tué un homme ? Non, il vient de tuer la lignée de cet homme, tout ce qui devait advenir de ou par cet homme disparait complètement. Tout ce qu’il était, ce qu’il aurait pu être, et les centaines de personnes qui allaient découler de cet homme. Donc c’est difficile de dire ce qu’il adviendra ensuite. Mais c’est un peu comme si je déposais une graine lorsque je rencontre des gens comme Karim Sahraoui, et c’est tout ce que nous faisons tous les jours : nous dépensons des graines qui en donneront d’autres, et encore d’autres, etc.
Es-tu fier ? Tu as déposé une graine, à l’époque, es-tu fier de voir les arbres qui en sont nés ?
Oui, bien sûr. C’est incroyable, oui. Et tu sais ce qui est encore plus incroyable ? Lorsque j’étais tout petit, un bébé, j’étais mort. Je suis resté à hôpital pendant trois mois, j’avais une méningite. Et en 1963, une méningite c’était très sérieux. Et j’ai survécu. Et c’est impressionnant, parce que si j’étais mort… Je disais à Carl Craig : « et si j’étais mort à ce moment-là, et n’avais jamais été là », tu serais toujours un grand musicien, mais ta vie aurait été vraiment différente. Tu serais toujours Carl Craig, mais ta vie aurait été différente. Tu n’aurais peut-être pas fait de musique électronique, mais tu aurait certainement été Carl Craig, ce musicien impressionnant.
Carl Craig a dit que tu étais l’un de ses mentors, qu’est-ce que t’en penses ?
Je pense que oui, Carl Craig était l’un de mes élèves, avec Stacey Pullen, Kenny Larkin pas tant que ça, Jay Dilla. Je suis très content de ça et de voir ce que Carl est devenu. J’ai toujours dit que Carl allait être un grand, les gens ne m’écoutaient pas. Lorsqu’on me demandait quel était mon artiste préféré, je répondais toujours Carl Craig. Et maintenant regarde.
Et Mojo, où est-il ?
Il a pris sa retraite, il se repose. Il a près de 70 ans, toujours à Detroit, il apprécie la vie, il a une jolie maison, une famille. Il en a terminé avec ça, la radio. Je le vois une fois par an peut-être.