Antoine Buffard est un lecteur de Trax depuis l’adolescence. Le magazine l’a éduqué aux côtés de Rinse FM pendant des années, à une époque où internet en était encore à ses balbutiements et où la presse papier n’avait pas encore réalisé les métamorphoses qu’elle devait accomplir pour survivre.
« J’étais lecteur, puis tout est parti de mon blog Source de Calcium. J’ai commencé un stage en tant qu’assistant de rédaction, et je suis devenu rédacteur en chef en 2013. »
Septembre voit arriver une nouvelle formule du magazine créé en 1997. C’est pourquoi nous sommes allés nous entretenir avec cet acteur de la scène française aux multiples casquettes (DJ, producteur, disquaire,…) : rencontre avec un passionné.
Pour commencer, peux-tu me parler de la nouvelle formule de Trax qui débute le 12 septembre ?
Pour resituer le contexte, je lis Trax depuis que j’ai treize ans. Premièrement ce qu’on veut faire, c’est revenir à ce que faisait Trax à une époque c’est à dire vraiment représenter tout le spectre des musiques électroniques. Ça parlait de break, de drum & bass, de jungle, de plein de choses, et malheureusement au fil du temps c’est devenu un magazine uniquement axé techno et house. On a donc décidé de changer ça. Ensuite on a repensé toutes les rubriques en essayant de rester fidèles à l’histoire du magazine.
Dans les grands changements, vous effectuez un retour au format magazine, tout en quittant le giron de Technikart.
En 2007 Cyberpresse qui était l’éditeur de Trax a fait faillite, et a été racheté par Technikart. Mais à partir de ce numéro de rentrée, c’est juste nous. J’ai levé des fonds, et là on est en train de bâtir notre magazine de rêve, 100 pages, quelque chose de vraiment beau. Ce n’était pas de notre volonté le format journal, c’était une des dernières décisions de Technikart (rires). Par contre on arrête le sampler, c’était une grosse décision à prendre, mais c’était un peu devenu un anachronisme qui coûtait beaucoup d’argent. De plus je n’ai jamais eu trop l’amour du cd, j’adore les platines cd pour mixer, mais le cd en lui même n’a jamais été une grande passion.
C’est assez intéressant, ça m’évoque Ostgut qui vient de lâcher le format cd avec la dernière compilation Panorama Bar. Finalement les vinyles vont survivre et c’est peut-être les cds qui vont disparaître.
Ils vont disparaître quasiment complètement, c’est certain. Ça prendra du temps car c’est un format très malléable. Ce qu’on veut développer à côté c’est notre offre digitale qu’on va améliorer dans les mois qui viennent et qui compensera l’absence du cd. C’est une évidence, mais les démarches digitales ont démarré tard chez Trax.
Le site web a été complètement refait cette année en fait ?
On a fait ça en janvier avec 600 euros sortis de ma poche. On a fait un WordPress basique tout en essayant de faire quelque chose de rythmé. C’était une première étape franchie avec les moyens du bord, mais là on a levé des sous et on va pouvoir investir. Un vrai site web coûte cher, et il faut prendre son temps et faire vraiment quelque chose de beau, faire une plateforme qui sera capable d’évoluer. En fait c’est un peu comme le vinyle pour les labels, le magazine papier c’est notre objet, c’est l’essence de notre travail. Après en termes de revenus, et d’objectifs, ça restera marginal, nos activités vont être principalement sur internet et la vidéo dans le futur.
C’est le bel objet qu’on veut garder, qu’on veut offrir.
Exactement, et je pense qu’on va beaucoup y revenir car c’est ce que les gens veulent. Je parlais à un mec de BFM hier, et voir un type de 28 ans investir dans la presse papier en 2014, ça fait rire. Mais j’y crois ! Créer des objets musicaux à l’époque du digital, c’est un enjeu génial. Il faut arriver à créer quelque chose de présent dans la vie des gens, c’est ça : le vinyle ou le papier. Tous les mois on le prend comme une performance artisanale de faire ce magazine. Ensuite le fait de savoir qu’il y a un magazine papier donne aussi une crédibilité à nos sujets et articles web. C’est quelque chose de difficile à quantifier, mais c’est une réalité, et c’est là où des « pure players » ont plus de mal à s’imposer.
Tout à fait d’accord, on sait que derrière il y a une rédaction, une équipe qui travaille.
On a des contraintes très fortes. Je sais qu’à l’époque où j’avais un blog, c’était entièrement différent.
Tu as une relation forte avec les blogs, c’est encore un médium dans lequel tu crois ?
Bien entendu et je continue à suivre des blogs. Même XLR8R qui aujourd’hui est peut-être le plus puissant site américain, c’est un blog ! En fait à l’exception de Resident Advisor, la plupart des sites internet fonctionnent sur le schéma des blogs. En France il y a des gens comme SeekSickSound qui font des trucs géniaux. Tous les jours je tombe pendant des recherches sur des blogs qui sont vraiment des tueries. Récemment j’étais au Mexique pour Trax, et j’ai donné une conférence à l’ambassade de France à Mexico sur la musique électronique et la presse indépendante. Parmi les quelques dizaines de personnes présentes, il y avait le Arte local, quelques sites un peu plus costauds, et puis des bloggers. Et du vrai cliché blogger, tout geek, tout timide, et qui te pose des questions en mode « super sniper ». C’est une culture alternative dans laquelle je me retrouve vraiment.
Tu peux me parler de ce que tu faisais au Mexique pour Trax ?
En fait j’y suis allé avec Zaltan d’Antinote et Low Jack pour faire une première approche du lancement de Trax à Mexico, car on va lancer cette année une licence du magazine en espagnol pour l’Amérique du Sud.
Alors on va récapituler : donc en ce moment il y a le lancement de la nouvelle formule, le développement du web. Et l’Amérique du Sud ?
Premièrement on conforte le papier, c’est à dire faire un bon magazine qui sort à l’heure. Deuxième chose, le digital et donc le développement de la plate-forme web qui n’est pas juste une déclinaison du magazine papier. Pour finir, la troisième chose, c’est l’internationalisation du titre. Le but c’est d’abord de s’axer sur l’Amérique du Sud, puis l’Afrique, et l’Asie. Pour des raisons et intérêts multiples, par exemple les musiques qui viennent d’Angleterre ou d’Allemagne, je les ai. Par contre en Afrique j’ai beaucoup de mal à accéder à ce qu’il me plaît. Donc on veut avoir un début de structure là, dans des endroits où dans les prochaines années on trouvera probablement la musique qui va nous impressionner le plus. Parce que ça va nous offrir du contenu, et aussi des possibilités de rencontres artistiques hallucinantes.
Effectivement on voit de plus en plus de DJs qui vont jouer en Amérique du Sud ou en Asie, et on ne sait pas vraiment ce qu’il s’y passe.
Ils n’ont pas les structures. Récemment au Mexique ou à Hong Kong, j’ai vu des réactions complètement inattendues. Au Mexique les gens ne dansent pas, c’est un peu étrange. Ils sont enthousiastes, mais ils discutent. En Asie ils ont une culture du clubbing hyper forte, mais à chaque fois tu sens que tout n’est pas uniformisé, et ça c’est vraiment passionnant.
On a évoqué vaguement le passif avec Technikart, et tout à l’heure tu parlais d’être à l’heure. Il y avait aussi quelques problèmes au niveau des abonnements. C’est définitivement réglé ?
Ça fait partie des petits cadeaux qu’on garde de Technikart qui vont nous coûter financièrement. Nous sommes proches de nos abonnés, et évidemment on leur doit quelque chose. Les dettes pour ces abonnés finalement, elles sont avec Technikart, leur argent est chez eux. Nous, ce qu’on propose à la rentrée, c’est d’envoyer les trois derniers numéros pas reçus, ou alors d’envoyer trois numéros au delà de leurs fins d’abonnements. Pour nous c’est super important, c’est le minimum qu’on puisse faire.
C’était quoi le problème avec Technikart en fait ? Je ne te demande pas de faire du « name dropping » ou de me dire : « Lui il est coupable ! ». Mais juste une idée générale de ce qui n’a pas marché.
(rires) C’est lui ! Je pense que Technikart est un magazine traditionnel qui n’avait pas encore entamé sa mutation. Ça les a plongés dans des problèmes financiers qui ont ensuite entachés tout le fonctionnement au quotidien. Mais ils sont en train de revenir très fort !
Trax se vend à combien d’exemplaires en ce moment ? C’est assez intéressant que le succès de la musique électronique ne se reverse pas vraiment sur les publications spécialisées comme Trax et Tsugi.
20 000 exemplaires environ. Mais parce que la musique dont on parle a progressé, mais pas autant que David Guetta et autres. Mais ce n’est pas notre sujet, ce qui est intéressant c’est de ne pas laisser partir cette locomotive. Si l’EDM a eu un intérêt, c’est d’amener la musique électronique dans le quotidien. Il y a de très mauvais côtés, mais il faut aussi qu’on arrive à en tirer le meilleur sans se vendre. Ensuite au niveau des ventes en kiosque en France, nous annonçons des chiffres qui s’approchent plus de la réalité. Tout le monde ment sur les chiffres, mais l’année dernière Trax vendait plus que Tsugi et Snatch réunis, alors qu’ils annoncent du 60 000. C’est un peu énervant car du coup les gens finissent par les croire, alors que ce n’est pas vrai.
J’ai le droit de l’écrire ça ? (rires)
Oui t’as le droit. Ce sera une bonne accroche. Mais en plus c’est un vrai truc vérifiable, donc s’ils me font chier on ira voir les chiffres (rires).
Tu ressens une compétition ?
Il y a une sorte de guerre Tsugi vs Trax. Mais de mon côté j’ai acheté Tsugi, j’ai été lecteur de Tsugi, et je trouve que c’est un super magazine. Ils ont leur pertinence, et je suis ravi de les avoir en face de moi. Ils ont aussi une expérience de la presse traditionnelle plus importante que la mienne, ils font de la pop indé qui n’est pas le truc qu’on développe particulièrement, mais ils ont toute leur place pour exister. J’aimerais bien qu’ils arrêtent de nous tirer dessus en permanence. Je n’ai qu’une envie c’est d’avoir une concurrence positive. Tu peux valoriser le travail de tes concurrents directs. De temps en temps ils font des trucs « chanmés », et dès qu’ils sortent un article que je trouve bien, je suis dégoûté de pas l’avoir fait avant et ça me motive.
Tu arrives à continuer à faire de la musique ?
Oui je continue à mixer, là je vais bientôt sortir un EP sur [Re]sources, un label que nous venons de créer avec Tommy Kid et Kodh. On a juste envie de le faire le mieux possible, sans stratégie. On arrive à la troisième sortie, et ça se passe vraiment bien. On a une résidence sur Rinse France, tous les mardis soirs on se retrouve sur la radio qui nous a fait découvrir un nombre de trucs hallucinants. C’est juste le kiff.
Finalement pourquoi tu fais tout ça ? Uniquement par passion ?
C’est la première chose, pour nous la musique électronique c’est ce qu’on aime, c’est ce qu’on sait faire. Mais pourquoi ça nous plaît autant au delà de l’esthétique musicale, c’est que réunir 10 000 personnes pour faire la fête dans un hangar, c’est plus que juste de la musique. C’est une expérience humaine et sociale, certains ne veulent pas le voir et pour eux ce n’est que la musique, mais ce n’est quand même pas anodin. C’est aussi quelque chose de vraiment humain et qui touche les gens. Il y a une dimension politique sans idéologie partisane, c’est une forme de réponse à l’échec de toutes les idéologies pourries dont on a hérité. Cette musique est arrivée à un point où elle peut revendiquer des valeurs d’ouverture, d’intégration. Je pense que la musique électronique au sens le plus large possible a un besoin de montrer qu’elle a un fond, que ce n’est pas juste faire la teuf. Aujourd’hui si tu vas dans un festival tu te demandes si les gens ne sont pas là pour la mdma plus que pour la musique. Il faut qu’on donne une voix aux acteurs de la musique électronique.
Révéler le sens en fait.
Ce sont des valeurs qui ne sont pas imposées, mais elles sont présentes dans n’importe quel événement. Ce n’est pas uniquement pour danser, il y a une musique électronique qui s’écoute, c’est une musique basée sur les émotions. Elle est en général sans paroles, mais ça ne veut pas dire qu’elle n’a pas de message. Ce n’est pas militant, on ne se bat pas pour la droite ou la gauche. Ce n’est pas béat comme chez l’EDM avec des gens qui font des cœurs avec leurs mains, c’est quelque chose avec des valeurs, des enjeux. Ce sens il faut le raconter, il faut l’animer, il faut montrer les désaccords, et il faut faire vivre un débat humain. En fait les slogans punk des années 70 sont toujours d’actualité. « No future » ne veut pas dire pas de futur, cela veut dire pas de ce futur qu’on nous impose, qu’on retrouve tous les jours au JT de 20h, et dont on a rien à foutre.
Trax a un fonctionnement très « do it yourself ».
C’est un magazine qui allait crever et on a réussi à trouver une solution. On est au tout début, on est une équipe, on le fait nous-mêmes, et on attendra pas que les gens viennent le faire à notre place. Lorsqu’on avait 600 euros, on a utilisé 600 euros pour faire notre site internet, et si demain on a 600 000 on utilisera 600 000 pour faire notre truc. On n’a aucun actionnaire venant du monde de la musique, et on n’en aura jamais, on restera indépendants jusqu’au bout, et on ne se vendra pas. Internet est l’outil dont les punks auraient rêvé. Et au lieu d’attendre qu’on se le fasse complètement confisquer par les corporations, il faut maitriser l’outil et l’enjeu pour exister d’une manière ou d’une autre. Il faut prendre conscience de ça, le pouvoir que chacun a ce n’est plus de voter, mais c’est le pouvoir de se faire entendre sur internet, le pouvoir de consommer juste, tout en cherchant une sorte d’harmonie. Ça va de « bien bouffer » à « bien faire sa playlist ». Ce n’est pas innocent tout ça, et finalement c’est salvateur.
La nouvelle formule de Trax est désormais disponible.
www.traxmag.fr
Trax sur Facebook & Soundcloud, [Re]sources sur Soundcloud.
Crédit photo : Flavien Prioreau