Au moment où le sérail techno cherche désespérément à se renouveler, acculé aux logiques abrasives et claustrophobes de plus en plus stériles de la techno industrielle comme à celles immersives parfois tout aussi vaines de la deep techno, n’ayant plus d’autre ressort que le sacro saint paradigme downtempo/breakbeat, peu peuvent prétendre, en ce début 2019 bien terne et décevant musicalement, proposer de véritables alternatives au postulat de plus en plus étriqué d’une musique qui se voulait il y a de cela trente ans porteuse d’émancipation et de futur ou en tout cas déployer un univers cohérent capable de marquer immédiatement et durablement l’imaginaire.
C’est en France, et plus exactement du côté de Clermont Ferrand, que le jeune label Accents records emprunte depuis maintenant quatre ans le chemin exigeant du défrichage et de l’expérimentation. Avec une régularité et une charte graphique remarquables, qui doit beaucoup à l’artisanat et au DIY, ainsi qu’une préférence pour le format cassette et les territoires analogiques glissants du côté de l’ambient ou l’IDM de la grande période Rephlex ou Skam, Accents n’en demeure pas moins tourné vers ses modèles techno contemporains et européens (en majorité nordiques), comme les norvégiens d’Annuled Music ou les suédois Hypnus et Northern Electronics. Une équation qui n’est pas toujours des plus simple à tenir sur la durée d’une discographie et par les temps qui courent mais qui en l’occurence prend de plus en plus son sens, tissant un réseau ténu et organique autant que géographique entre des artistes souvent obscurs issus de toute l’Europe mais liés entre eux par la volonté de sortir des ornières trop normatives du genre comme de leur propre zone de confort et proposer cette musique sous différentes facettes, différents accents, chose qui commençait à lui manquer singulièrement.
Après s’être attelé à dresser un large panorama de cette nébuleuse électronique émergente, paysagiste autant qu’avide d’introspection, via des splits et des various construits en gammes chromatiques sensibles et/ou en touches impressionnistes, l’étape du second long format, après celui plutôt convaincant du maitre de maison Sub Accent (Postmodern Tales en 2015) et un dernier maxi signé Gëinst au titre annonciateur (Shape your accent en 2018), devenait réellement nécessaire afin de marquer une nouvelle étape pour la jeune structure qui avec les années tend à se tailler la part du lion au sein d’une production française techno de plus en plus random et paresseuse. Repéré l’année dernière au sein du troisième various du label, mais égrenant depuis déjà cinq ans des sorties au compte goutte pour des labels des plus recommandables (les allemands de Noorden ou la scène anglaise décadente de Seagrave ou Opal Tapes), le bulgare Evitceles avait tout d’un sérieux prétendant à l’exercice.
Malgré une discographie clairsemée, Etien Slavchev, de son vrai nom, s’est en très peu de temps fait le nouveau chantre de la deepness lo-fi, qu’elle soit techno, house, ambient ou bass music. Une profondeur qui tutoie de très près les abîmes (terrestres et subaquatiques), parcourues de stridences indus et de résonances cold, souvent à la limite du cryptique, rappelant clairement la witchhouse d’Andy Stott et son label Modern Love, ou qui se pare au contraire de climats oniriques troubles, un rien shoegaze, afin de rappeler aussi que sous les champs de ruine et les torrents de fioul il y’a un cœur qui bat (encore). Ne s’embarrassant d’aucune catégorie, préférant laisser le drama transpirer des machines, la musique du bulgare est parcourue de mélancolie et de rites immémoriaux, dessinant la carte intime et accidentée d’un pays hanté par son histoire.
Pour son troisième long format sorti en Février dernier sur Accents, intitulé Lioncage, Evitceles se devait donc d’explorer de nouvelles dimensions dans un univers déjà relativement chargé. La noirceur crépusculaire et la mélancolie sont toujours au rendez vous comme l’esthétique lo-fi/analogique ou les territoires witchhouse inhospitaliers, pour autant ce dernier opus se veut beaucoup plus homogène et, osons le dire, ouvert que ces précédents efforts. A travers cet album il ne s’agit plus uniquement du passé de son pays, il s’y reflète aussi les enjeux plus larges et contemporains de la survie des espèces sur Terre et par extension celle de l’espèce humaine. Et qu’on peut proprement parler ici d’un album techno dans sa facture. Une techno qui se veut comme un long et dernier rituel sur les vestiges d’une civilisation à l’agonie, prise à son propre piège. Entre les différents effets de production (striage, saturation, étouffement des basses) se distingue au fil de l’écoute ce paradoxe propre à notre culture technologique qui ne laisse de place à la nature que pour la dompter, l’enclore ou la piller mais qui permet dans le même temps d’y avoir recours au moment de l’exprimer artistiquement ou humainement. Lioncage nous place face à cette contradiction, avec laquelle chacun doit individuellement composer en ce bas monde, malgré la dystopie qui rampe (I am all eyes) et les mirages déformés d’un futur en guerre (Repressed conscious mind vents). Une vision qui n’est pas loin d’être désespérée malgré une rare éclaircie en forme d’ultime prise de conscience (In my hands).
Sans doute n’avait-on jamais, depuis ces cinq dernières années, poussé la deepness techno à un tel niveau d’intensité et de noirceur et dressé une telle ode à la nuit et à la vie sauvage qui s’y tapit. Sans doute cette musique n’avait-elle jamais sondé de manière aussi vive les entrailles d’un monde qui se dirige à une allure vertigineuse au bord du gouffre. Durant les 90’s, dans un moment d’insouciance collective, la techno se voulait sans autre message que la danse, l’hédonisme et l’oubli de soi. On sait désormais depuis Churches, Schools and Guns de Lucy en 2014 que la donne a changé. Et Lioncage ne fait que confirmer cette tendance d’une techno plus consciente du monde qui l’entoure qu’elle ne l’a été par le passé. Cette vision panthéiste, que l’on ne connaissait qu’à travers l’ambient, est devenu depuis ces dix dernières années le nouvel imaginaire d’une musique qui pourtant ne jurait à ses origines que par le progrès technologique et la robotique. Ce nouvel et fascinant album d’Evitceles est certainement ce que le bulgare a produit de plus beau et de plus mature dans sa jeune discographie, une œuvre quasi picturale et monochrome pour laquelle l’immersion, mot qui a servi de fond de commerce à nombre de productions dispensables, n’est que la première étape d’une longue descente au cœur même de notre présent et de notre avenir. Un diamant noir à ajouter au catalogue déjà très prometteur et salutaire d’Accents records.