C’est désormais de manière régulière que le label français Accents records nous donne de ses nouvelles et revient avec une nouvelle livraison, se plaçant de plus en plus sûrement en bonne position sur l’échiquier électronique français mais aussi international. Une confidentialité et une démarche qui avec les années en a fait une des structures les plus fréquentables de l’hexagone ainsi qu’une marque de fabrique, caractérisée par son approche artisanale et instinctive, privilégiant le temps long de la création, le biorythme humain, à la frénésie compulsive des sorties, qui s’éclipsent les unes les autres, comme celles des bpms qui n’ont cessé de ce coté-ci du globe de jouer la surenchère. Malgré un contexte difficile pour les labels indépendants, Accents a gagné le pari de la longévité, revenant en l’espace de six ans et vingt sorties avec toujours plus de consistance et d’amplitude. Grâce à un réseau ténu mais solide de connections et de relations souterraines qui s’étendent au-delà des frontières normatives de l’establishment techno, qu’elles soient musicales ou géographiques, Accent a réussi à se hisser au rang des labels qui comptent désormais dans un paysage électronique moribond, devenu difficilement lisible, miné par les revivals successifs et l’absence d’expérimentation. Le label s’en est d’ailleurs fait un principe depuis ses débuts : accueillir en son sein un panel le plus ouvert possible de musiques électroniques, avec pour seule exigence une certaine idée de la deepness d’obédience paysagiste et introspective, faisant converger et se répondre entre elles des énergies venues de toutes parts autour d’une vision artistique commune. En d’autres termes : servir de prisme. Car après être passé au format vinyle avec un excellent various (chroniqué ici) et une excursion extrêmement réussie sur les terres ambient gorgées de lumière et de nature luxuriante du tout premier album de l’argentin Forest On Stasys ‘Ataraxia’, Accents propose avec son déjà cinquième various et pas moins de dix neuf titres au compteur, certainement une de ses sorties les plus ambitieuse à ce jour, étoffant, si cela était encore nécessaire, son univers panthéiste à travers ce qui s’apparente à une compilation-monde.
Ce registre, le label le connaît relativement bien si on se souvient du coup d’éclat en 2019 d’Evitceles et son album Lioncage qui nous plongeait déjà au cœur d’un monde crépusculaire où les fractures se faisaient déjà béantes entre une humanité contemporaine aveuglée par sa quête sans fin de contrôle par la technologie, et une nature de plus en plus menacée, cadenassée et dépouillée de toute dimension sauvage. Deux ans et une crise sanitaire mondiale plus tard, le constat reste à peu de choses près le même. A un moment où la scène électronique et techno en particulier se cherchent désespérément un nouveau souffle, l’initiative est salutaire. On serait presque tenté de dire unique, tant le label utilise ici son format fétiche – le various – trusté par les labels indépendants pour y décliner l’étendue de leur spectre musical comme celle de leur roster d’artistes, mais cette fois avec une envergure et une portée que la structure n’avait jamais atteintes par le passé, lui faisant prendre un tournant plus poétique voire démiurgique. Car ici Accents ne dresse plus seulement la cartographie sensible d’une scène deep techno internationale, nébuleuse qui a visiblement bien plus vocation à se déployer qu’il n’y paraît, il dépeint cette fois, tout au long de ce various, la genèse d’un monde depuis son avènement (Kanthor – Broken Tune Purgatory) jusqu’aux lois et aux forces qui le régissent, son atmosphère tempérée propice à la vie et surtout l’ensemble des êtres vivants, plus ou moins définissables, qui le composent. Il ne s’agit donc plus d’une scène à proprement parlé mais d’un véritable écosystème que le label met en lumière et dont il permet, à son humble échelle, l’existence. Cet autre monde a, à bien des égards, tout d’une utopie (alors que l’imaginaire techno est obsédé depuis plus de dix ans par la dystopie) et possède aussi, il faut bien le dire, beaucoup de points communs avec les visions hallucinées et surréelles d’un René Laloux et sa Planète Sauvage. On y croise des oiseaux aux formes effilées et au vol furtif (M. Puech – Luminiferous Aether qui flirte de près avec la poésie sonore) voir quasiment indétectable à l’œil nu (Adhémar – Invisible Birds), des forêts entières de bambous qui ondulent majestueusement au gré de l’air luminescent (Simone Bauer – Aurea). Par endroits, on trouve même quelques spécimens de Rortie Bleue. Toutes ces espèces et formes de vie, à la singularité radicale, s’y développent librement et apparaissent, pour nos yeux de terriens blasés, de manière complètement extraordinaire. On a l’impression littéralement de déambuler dans la jungle numérique des mythiques compilations Artifical Intelligence initiées par Warp sauf qu’ici tout est absolument organique et vivant. Nouvel étendard d’une musique et d’une époque qui a intégré les limites du tout technologique. Preuve en est le magnifique Sagittarius A du maître de cérémonie Sub Accent, hybride parfait tissant une passerelle fragile entre les saillies break et funky du Yoseph de Luke Vibert et les aspirations multiculturalistes du Zoolookologie de Jean-Michel Jarre. Un track de haute volée, alliant avec intelligence (non artificielle vous l’aurez compris) expérimentation et musique de danse. Certainement une des meilleures réussites de ce various. Le très chamanique et nocturne Fated de l’anglais Caldera, étrangement placé dans le tracklisting, jette lui une ombre à ce tableau idyllique en le reliant à ses rites les plus ancestraux où la mort peut toujours s’inviter jusqu’au levé du jour.
Voilà pour la partie aérienne de ce monde encore épargné par les excès de la civilisation car, comme l’indique l’arbre qui figure sur l’artwork et qui prend ici toute sa force symbolique, le monde aérien et souterrain, l’electronica abreuvée d’air et de lumière et la techno tunnelière, fonctionnelle, inévitablement plus sombre et claustrophobe, sont les deux faces paradoxales d’une même réalité. Les racines et les branches se renversent perpétuellement, comme le yin et le yang, lorsqu’elles creusent l’espace en recherche de nourriture. Cette velléité exploratrice se retrouve également dans la seconde partie du various. Le tonnerre gronde au loin, le ciel se charge, et le label peut enfin assouvir ses penchants les plus techno en faisant une large place à la scène française avec notamment le track de Time Scale Dilatation Lab NeuroDistortionIntraAxonik et ses lignes de claviers trancey à la Noom records, un rien tendues, laissant présager un horizon qui va bientôt s’obscurcir. Traversée par la même veine paysagiste, cette partie est bien moins emprunte d’innocence et plus nihiliste que son alter ego. Ici la deep techno s’enfouit au plus profond de la terre pour y trouver refuge, fureter les entrailles du sol et s’enfoncer jusqu’aux cavités les plus reculées, celles des nappes phréatiques, à la manière des productions de l’hollandais Area Forty One (Polygonia – Gummuservi) comme pour échapper à l’apocalypse qui se prépare en surface. Dans ce paysage plus homogène et caverneux, rocailleux, les formes de vie n’y sont pas moins nombreuses. Le morceau de Forest On Stasys Nekome Jutsu sous ses faux airs de bulldozer concassant la moindre roche sur son passage traduit bien cette expérience particulière de descendre au plus profond de la terre, comme pour rompre définitivement avec le monde diurne et revenir à l’obscurité totale qui nous a vu émerger, comme une ultime mission expiatoire, et ce même s’il s’y révèle parfois des trésors insoupçonnés (le très beau White Tides de Gëinst faisant escale à la lisière d’une mer souterraine). La descente est lente, laborieuse, presque lénifiante, l’air de plus en plus rare et la géologie, plus imprévisible encore, demande de nouvelles acuités (Daniel[i] & Launaea – Alloy). Les passages se font escarpés et le poids de la matière, strate après strate, tunnel après tunnel, pèse sur tous les membres jusqu’aux moindres interstices vitaux qui se resserrent inexorablement. Aller jusqu’au coeur d’un monde est une expérience extrême et peu ont la chance et la force d’en revenir, surtout à ce niveau de profondeur où plus aucune lumière ne peut filtrer (Farceb – Raytek). L’énergie déployée à creuser se dispute à l’inertie et il faut une patience de fer pour espérer un instant observer le noyau en fusion sans connaître le même sort qu’Icare (Elle – Momenti).
Tout pourrait se clore ici comme cela avait commencé, avec la figure de l’arbre présente sur l’artwork (qui est comme à chaque fois une œuvre picturale unique, réalisée par Johan Bonnefoy aka Sub Accent) établissant un lien organique vital réunissant toutes les compositions, vibrations et couleurs musicales qui composent ce riche various, incarnation d’un monde traversé de mythes et de rites ancestraux et d’une relation au vivant que nous sommes en train de perdre. Il est aussi le garant d’un équilibre naturel qui peut à tout moment basculer et faire courir à sa perte un monde qui n’est pas si dissemblable au notre. Dans son sillage s’y entend comme un lointain écho l’explosion récente de la scène sud africaine, que cet artwork au caractère universel rappel immanquablement. Ce n’est pas un hasard si chaque collaboration musicale vient, en l’occurrence, resserrer un peu plus par sa coloration, sa propre conception de la deepness techno, le maillage d’un espace commun, qu’il soit monde ou tableau, qui peux tout autant proliférer tel un rhizome que se refermer cruellement sur lui même. Car s’il ne s’agit évidemment pas ici d’un simple passage en revue d’une scène émergente deep techno aux racines IDM dont certains représentants ont déjà passé le cap de la notoriété (toute relative) mais d’un véritable récit musical cosmogonique c’est grâce à un travail de fond qu’Accents met en œuvre courageusement et avec une constance incroyable depuis des années. On sera donc gré à Johan Bonnefoy d’avoir cette fois encore réalisé un travail remarquable de curateur et de mener avec une telle cohérence l’un des labels électroniques français les plus prometteurs à l’heure actuelle.