Sur les trente rêves qu’a du faire le jeune producteur techno lillois Jiman à l’orée de sa discographie, l’un sans doute était de monter un label de l’ambition et de l’envergure de Paerer. Une ambition qui, sur le papier, n’avait pourtant rien d’insurmontable : faire se joindre sous une même bannière les fractions d’une techno désormais affranchie de ses carcans passés, qu’ils soient dub, indus ou électronica. Autrement dit l’alchimie recherchée par tout label électronique, et à fortiori techno, qui se respecte peu avant les années 2020. Lancé en 2018, grâce à la passion partagée pour la production de Jiman et quelques un de ses amis, le jeune Paerer est l’enfant terrible de la scène techno française qui explosa au début de la dernière décennie. Un pied du coté de l’école de Birmingham (Regis, Surgeon) ou de l’EBM de Meat Beat Manifesto, l’autre dans les profondeurs dub de Basic Channel ou d’Echospace, le tout avec la folle envie d’expérimenter, le label présente un profil aux antipodes de ses contemporains et un esprit revêche qui le rend particulièrement sympathique. Sur la foie de quelques various bien sentis, aidés par des mentors et frères de sons comme Birth Of Frequency ou Pulse Code Modulation, la toute jeune structure, dont le logo rappelle méchamment celui d’une autre figure tutélaire de la scène électronique, commence à faire sérieusement parler d’elle. Mais cela était sans compter sur un contexte et une pandémie qui allaient rebattre radicalement les cartes, notamment pour les indépendants, balayer des labels aussi importants que le Stroboscopic Artefacts de Lucy et faire vriller toute la scène vers les sonorités pourtant décriées par le passé de la trance et du breakbeat 90’s. Aspiré malgré lui dans ce vortex dystopique, Paerer passe en peu de temps de rejeton prometteur à bastion des valeurs cardinales technoïdes.
Sur son troisième various, sorti en 2020, très justement intitulé Modern Civilisation Collapse, le label s’éloigne progressivement des territoires techno balisés, avec notamment l’arrivée dans l’écurie d’un nouveau larron, le producteur Cyberlife, qui va dynamiter de l’intérieur les derniers fondamentaux et ouvrir les horizons musicaux du label, devenant moins claustrophobes, prenant une tournure plus introspective et panthéiste que confirmera peu après la sortie du très beau premier LP de Jiman Pando. Un virage à 180° à la fois nécessaire mais périlleux pour une structure indépendante prise dans un délitement accéléré comme à l’intérieur d’une centrifugeuse, un peu comme si l’urgence lui faisait révéler son coté viscéralement natural born techno. L’emballement du progrès pour une musique qui en a fait son fond de commerce depuis près d’un demi siècle ne lui laisse que deux options : soit l’accompagner aveuglément jusque dans ses logiques les plus extrêmes ou s’en détacher totalement et suivre le mouvement de l’entropie. Chercher un peu de lumière au sein du chaos, c’est ce qui a constitué l’étape suivante pour le label sur le très crépusculaire cinquième various Light Search Report. Paerer atteint une nouvelle limite dans sa discographie comme autant de décrochages successifs avec les attaches dansantes de ses débuts, comme pour rejoindre dans un ultime élan son paradis perdu, l’IDM de Warp ou de Skam, sachant pour cela que la distance à franchir peut tout autant le faire renaître à lui même que l’anéantir. Eros et Thanatos ne sont jamais très loin l’un de l’autre et c’est de ce doute et de cet esprit explorateur chevillé au corps qu’est née la sixième référence du label Psychotria.
C’est une voie médiane que prend Paerer avec cette nouvelle sortie, comme suspendu sur un fil au dessus des abîmes : concilier profondeur, deepness,et expérimentation, le désir d’avancer formellement avec en toile de fond une dystopie devenue brutalement réalité. Ce désir, à teneur hautement érotique, est d’ailleurs revendiqué dès l’artwork, rappelant la définition de la fleur convoitée : ‘La Psychotria Elata est une plante tropicale de la famille des Rubiacée. Rare et étonnante, sa fleur au surnom de ‘Lèvres chaudes’, ou encore ‘Plante à bisous’ se distingue par sa couleur rouge vif et sa forme faisant penser à des lèvres sensuelles et maquillées’. Un parti pris qui ne se dessinait jusque là qu’en filigrane (d’aucuns certainement se souviennent du titre Vulv de Voice Of Sylenth qui ouvrait la première référence du label) et qui est aujourd’hui assumé, indissociable d’une nature redevenue muse au moment où elle est menacée de toute part d’extinction par l’activité humaine. C’est donc une fois de plus sur le fil du rasoir que se situe ce split EP, comme au bord d’une faille tectonique qui inexorablement s’élargit mais aussi reconfigure le paysage, entre les salves synthétiques de TrübTone, autre producteur lillois gravitant dans la galaxie Paerer, et les rythmes versatiles de l’électron libre Cyberlife. C’est d’ailleurs le long de cette lame que l’on se déplace avec une prudence emprunte de fascination et d’effroi sur le bien nommé Blade de TrübTone en ouverture, comme en s’enivrant d’une fleur aux effluves vénéneuses, ou sentant l’appel du vide, conscients à chaque instant de frôler le danger comme de franchir par mégarde une zone de rupture.
Le producteur joue ici à plein régime sur l’aspect visuel et la théâtralité de sa musique, n’oubliant pas au passage sa dette à un groupe comme Plaid ou à des labels comme les français Gooom ou Active Suspension, dévoilant une géologie froide et accidentée, traversée de cassures abruptes et radicales, où la technologie est devenue en miroir inversé la nature elle même (sur Blip on se prend même à suivre le voyage solitaire d’une sonde spatiale abandonnée en pilotage automatique, rêve kubrickien d’un paysage dépourvu de toute trace humaine : l’espace intersidéral). De son coté, Cyberlife veut lui croire encore à une humanité marginale capable de se réapproprier son devenir, tout comme sa manière de faire la fête, par la technologie, hors de toute convention et frontière de genre, sans pour autant oublier d’asséner en préambule l’avertissement qu’est Last Straight Line. Et si cela est notre dernière chance, notre ultime point de non retour, pourquoi ne pas la saisir dès maintenant et s’autoriser à imaginer une réalité composite qui serait comme un vaste terrain de jeu où les breaks d’une jungle passée, qui a peut être considéré un peu trop vite que le progrès se développerait après elle selon une progression logique, qui a de fait oublié ses origines, ne pourraient pas s’enchevêtrer à nouveau dans notre présent pris en pleine collapsologie, où pourraient cohabiter les temporalités et les danseurs de tous horizons (imaginer ce que pouvoir danser en pleine nature ou dans l’eau peut avoir de salvateur si cela ne reconduit pas les mêmes penchants colonialistes), où l’homme assumerait enfin sa condition naturelle et l’exprimerait grâce aux machines et non pas contre elle ? Une utopie qui semble presque à portée de main sur Bass Playground Tribe tellement le télescopage des époques et des espaces, qu’ils soient naturels ou technologiques, ne s’y fait pas dans un vacarme assourdissant mais au contraire dans une totale plénitude et on aimerait que ces quatre minutes trente puissent s’étirer à l’infini.
Trêve de misanthropie mal placée, Psychotria, dernière livraison en date de Paerer, est aussi sa plus engagée, sa plus risquée également, même si elle se clôt sur une note d’espoir, d’émancipation et de spiritualité, avec un Ecstatic Trance de Cyberlife qui fleure bon le Transglobal Underground. Certains y verront peut être un consensus un peu trop marqué par l’air du temps. Cela prouve néanmoins que la structure, confrontant l’imaginaire et le récit de deux artistes émergents sur notre époque dystopique, et qui trouvent là un support d’expression de choix (finement masterisé par Scan-X, s’il vous plaît), ne se veut aucunement sombrer dans la résignation, ni accepter l’aporie, et aspire au contraire à repousser toujours un peu plus ses limites et aller au delà de sa zone de confort, si précaire et réduite soit elle. Sous ses airs à la Stroboscopic Artefacts, cette sortie, toute en tensions, et qui arrive aussi dans un contexte extrêmement sensible, reprend à son compte un esprit défricheur qui mérite à lui seul d’être salué, qui plus est par les temps qui courent. Comme si abattre chacun des remparts qui nous acculent toujours un peu plus n’avait jamais pris un sens si crucial et créatif, ni autant constitué la nature de la structure lilloise, qui délivre par là aussi un message d’urgence dans notre psyche collective. Faisons grâce donc à Paerer d’avoir eu le courage d’ouvrir la voie, sans complaisance. Reste à espérer que d’autres après lui la suivront.