Lorsqu’on m’a donné la possibilité d’interviewer Heartbeat du label Dement3d, son nom m’évoquait un réseau d’images et de souvenirs lâchement reliés entre eux. Un après midi au Glazart, le cerveau tapé au whisky, à danser dans le sable. Le soleil noir de Polar Inertia ;  ses paysages sonores répétitifs ; une lumière qui grésille. Les flyers comme troués par balles de CLFT. J’ai immédiatement saisi l’occasion qui se présentait.

Heartbeat fonde Dement3D avec François X en 2011. Le label propose un son à dominante clairement techno, mais avec un spectre suffisamment large pour que chaque artiste puisse en explorer un recoin différent – voire même, en sortir. Le mélange d’ambient, de techno et de dubstep de DSCRD y cohabite en effet avec le son dense et étouffé des investigations post-Sandwell District de Polar Inertia, ou encore la dub techno noire de Hiss : 1292. Deux ans et six EPs plus tard, le tout forme un ensemble qui tient remarquablement.

En lisant notre interview, on comprendra qu’elle s’est faite par mail. Si cette forme manque peut-être parfois de la chaleur d’une conversation, elle permet un discours mieux maîtrisé, et rend les malentendus et les désaccords plus sensibles. Heartbeat m’a expressément demandé de le publier tel quel ; je n’avais pas prévu de faire autrement.

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Bonjour Julien. Pour commencer ce bref apercu des deux années de ton label Dement3d, j’aurais aimé qu’on revienne sur ses premiers moments. Comment, c’est-à-dire dans quelles circonstances, à partir de quelle insatisfaction et avec quel objectif prend-on la décision de monter un label ?

Comme beaucoup d’autres, le label n’a été que le prolongement naturel d’un parcours entamé depuis plus de dix ans.

Je suis passé par le classique, le jazz, l’IRCAM, Body&Soul, Berlin, plus de 10 ans de deejaying sans concessions, un public monté à la force du poignet…

Evidemment il y a eu de nombreuses rencontres, et celles avec Francois X , dscrd, Voiski, Polar Inertia ont été décisives. Quand on a la chance de découvrir le talent brut de dscrd et  d’avoir leurs premiers morceaux entre les mains, la décision de monter un label se prend assez rapidement…

Dement3d a fait le choix d’un positionnement assez particulier, avec une approche fouillée en terme de texture sonore, d’atmosphère et de visuel. On pense à ce qu’a pu faire un label comme Sandwell District, et à l’aura de mystère qu’il a su créer. D’une manière générale, peux-tu nous expliquer les choix artistiques qui structurent le label, et les éventuels exemples qui vous ont servi d’inspiration ou de modèle ?

Il n’y a pas de velléités à ressembler aux uns ou aux autres, bien au contraire ! Un bon label doit forcément apporter quelque chose de nouveau, de radical !

Même réponse pour le mystère : globalement, on ne joue pas non plus à ce jeu là – la preuve, on fait notre promo, nos podcasts, nos labels nights comme tous les autres labels, à visage découvert et sans se cacher.

Après, on aime faire de belles pochettes, travailler de beaux artworks, c’est une question de sensibilité, d’esthétique… Une façon de nous exprimer !

Malheureusement les gens on tendance à se reposer beaucoup trop sur l’image pour juger parfois…

Vous avez également un positionnement technologique assumé, que ce soit dans le nom du label (Dement3D), la technologie utilisée par DSCRD ou même la possibilité d’écouter un grand nombre de vos sorties en très bonne qualité sur soundcloud.

Oui, c’est générationnel !

Nous avons plus ou moins tous grandi avec des ordinateurs très jeunes, nous sommes tous accro de technologie, et quand on se penche sur la prod, évidemment de gros geeks de machines, analogues et digitales.

Dscrd vont encore plus loin : dans leur prochain disque, certains morceaux, le séquenceur de boîte à rythmes a été codé par leur soins, avec des grooves complètement dingues, qui intègrent beaucoup d’aléatoire…

Comment s’est passée la signature de DSCRD et Polar Inertia ? Comment sont-ils venus vers vous, et pourquoi êtes vous venus vers eux ?

Toutes ces rencontres ont été amicales et musicales, pas du tout comme un processus de recherche de talents…

J’ai bien envie de balancer les anecdotes d’ailleurs !

J’ai rencontré Francois-Régis, dit « Le Daumalien » il y a 5 ans à New-York, une soirée un dimanche soir début septembre. Nous sommes devenus amis instantanément et avons fini la soirée sur un toit à chanter des chansons en regardant le soleil se lever. Un an plus tard, il organisait une fête sauvage un dimanche après-midi en bord de seine, un jour où j’étais malheureusement à Berlin. Avant que les flics n’arrivent, il a eu le temps de faire la connaissance de Luc (Voiski / Polar Inertia) et les dscrd. Après avoir insisté longuement pour me présenter Luc, on s’est finalement donné RDV pour aller voir DJ Pete au Batofar, et j’ai reconnu Luc grâce à sa vieille casquette « Cergy » trouvée dans une fripe à Berlin.

Quelques mois plus tard, Luc m’a envoyé une demo des dscrd et là j’ai eu un déclic. Ils étaient bien tombés, j’écoutais du T++ en boucle à l’époque. Luc m’a présenté Pierre et Aymeric de dscrd à une Sundae, puis plus tard Lionel (Ductile – avec qui il formera Polar Inertia) et l’aventure était lancée !

Les EPs de remix DM3D 003 et 004 sortis sur Dement3D sont particulièrement bons, grâce à (ou plutôt, tant c’est souvent une excuse : malgré !) la présence de guests internationaux comme Silent Servant, Lucy, Abdulla Rashim. N’oublions pas non plus le très bon remix de Francois X. Quelle était votre intention en les faisant, as-tu été surpris par l’une de ces interprétations ? De même, as-tu quelques anecdotes à nous raconter sur l’organisation du projet ?

Là encore, tout s’est fait de façon très amicale !

L’idée des remixs vient de Lucy à la base : comme il a été le premier à jouer dscrd au Berghain, après que je lui ait filé un CD en le croisant chez Hardwax quelques heures avant. Il a d’ailleurs signé deux sorties à dscrd par la suite. Comme « L’Envers Des Clefs » a été pendant longtemps un morceau phare de ses sets.

Du coup, on a appelé les guests de TOWO avec qui on s’était le mieux entendus humainement et musicalement : Abdulla Rashim et Silent Servant.

C’est sans doute parce qu’il y avait une relation très proche avec eux et qu’ils aimaient particulièrement les morceaux originaux que les remixes sont réussis ?

Sans parler de ceux de la « famille » signés Francois X et Polar Inertia que je trouve géniaux.

Continuons avec les dernières et futures du label : la techno de Hiss : 1292, les EPs de François X et du projet ambiant LIGOVSKOÏ. Peux-tu nous présenter ces sorties ? De quelles nouvelles ou anciennes préoccupations sont-elles le reflet ?

Le nouvel EP de dscrd sera la prochaine sortie, il est surprenant et explosif à la fois – il y a même des samples de métal – et c’est le fruit d’un processus d’écriture digne d’un album. Celui de Francois X est bien plus techno, il va encore un peu plus loin dans la veine du HISS:1292 (qu’il a co-signé avec Opuswerk) ; on l’a déjà joué plusieurs fois, et la réaction du public est on-ne-peut-plus encourageante.

Le prochain projet est centré autour de l’ambient-noise de Ligovskoï : quatre morceaux superbes accompagnés de leurs remixs par In Aeternam Vale, Abdulla Rashim, Antigone & Francois X et enfin Voiski & Heartbeat (HBTVSK)

Et puis le prochain Polar est pour bientôt !

Tu as également servi de fil rouge au reportage de Resident Advisor sur la scène parisienne sorti en décembre 2012 :

J’aimerais rebondir sur deux aspects de ce documentaire. Tout d’abord, cette scène où l’on te voit en compagnie d’Antigone, As Patria etc., et où quelqu’un évoque le rôle particulier que joue Dement3d dans la scène parisienne. Quelle relation entretenez-vous avec les autres labels, penses que tu la techno parisienne est suffisamment structurée pour qu’on puisse parler d’une scène, et si oui, comment caractériserais-tu la spécificité de son son ?

Il est trop tôt pour parler de scène, très rares sont ceux qui sortent du lot, et qui sont capables d’avoir une forte  identité qui leur est propre.

J’ai assez peu d’influence sur les autres labels, et je tâche de ne marcher sur les plates-bandes de personne…

J’ai longtemps cherché à encourager de nombreux artistes et à les accompagner au maximum. Maintenant que beaucoup se sont lancés, il est temps pour moi de me recentrer sur mon propre travail et de sortir ma musique.

Ensuite, le reportage traite assez longuement le sujet du clubbing à Paris et dans ses périphéries. En regardant aujourd’hui ce documentaire qui n’a même pourtant même pas 6 mois, on est assez frappé par la rapidité avec laquelle le paysage s’est redessiné. Les évènements en banlieue se multiplient (festival Weather blindé à Montreuil, 75021 qui s’installe, etc.), la Concrete renaît de ses cendres…Comment vois-tu ces différentes mutations, et quelles en sont les perspectives et les nouveaux enjeux ?

J’écoute avec amusement tous ces gens parler de fantasmes de luttes de pouvoir entre les uns et les autres, et faire de grandes théories pour expliquer pourquoi il y a une centaine de personnes de plus par-ci, et une centaine de moins par là.

Ce qu’il faut retenir c’est qu’on a aujourd’hui une offre clubbing d’une qualité exceptionnelle à Paris, et de mon point de vue, après avoir traversé de nombreuses années où personne ne voulait de notre musique « trop pointue » en clubs, et où personne ne voulait se risquer en dehors du périph, c’est une bénédiction !

Un groupe comme Polar Inertia n’hésite pas à proposer un dispositif narratif presque conceptuel pour accompagner sa techno radicale et travaillée. Or, des évènements récents – certaines remarques entendus après la prestation expérimentale de Vladislav Delay  à la TOWO «quand est-ce qu’on passe de la techno ? », certains commentaires lus sur internet après le set jazz, dub et techno de Theo Parrish au Rex-, bref, quelques expériences récentes m’amènent à penser qu’il existe parfois un malentendu entre l’artiste et son public, ce dernier privilégiant la dimension transitive de la techno dans laquelle la musique s’efface presque totalement derrière sa fonction : faire danser, là où les premiers tentent d’affirmer une dimension intransitive, qui ferait du travail sur la texture et la matérialité du son un objectif au moins aussi important que celui d’animer un club.

Je me demandais donc quels étaient les rapports qu’entretenait un label comme Dement3d, dont les ambitions semblent parfois dépasser celle de la simple mise en mouvement des corps dans un espace limité, avec son contexte club : acceptation, subversion ou négation ?

La réponse est simple ; acceptation totale. Et notre musique est subversive par essence, dans un contexte club comme un autre.

En revanche, je me permets de te dire que tu fais fausse route. Theo Parrish comme Vladislav Delay proposent une expérience club, certes sans concessions, mais qui ne cherche pas à être une création purement intellectuelle.

Ce qui pèse trop lourdement aujourd’hui c’est avant toute chose c’est cette horde de gamins tout moites qui ruminent à se faire saigner la langue dans les premiers rangs du dancefloor. La MDMA prend de plus en plus le dessus sur la musique, et sur un public de plus en plus jeune. C’est un véritable cauchemar pour nous les artistes qui sommes témoins de plus en plus de scènes proprement repoussantes. J’espère de tout coeur qu’on va enfin prendre conscience de ce phénomène, et faire passer des messages haut et fort pour faire comprendre au public que plus ils prennent de MD, Keta, Speed ou autres, moins les artistes auront envie de s’exprimer.

Je comprends à présent plus précisément ce qui avait poussé Laurent Garnier à appeler son label F-Com.

Comme indiqué dans le corps du mail, je cherchais plus à cerner la spécificité de deux exigences complémentaires qu’à opposer des approches antithétiques, dans le prolongement d’une interview de Vladislav Delay dans laquelle il explique : « It’s some kind of music to move to, but not functionnal dance music ». Faire de Theo Parrish une expérience purement intellectuelle serait en effet proche du contresens.

Merci à toi pour cette conversation !

Soundcloud : soundcloud.com/julienheartbeat
Dement3d label night (27.09.13) : facebook.com/events/212252135598488