Soukmachines et 75021. Ces deux fêtes prennent d’assaut le 6b à Saint-Denis ce week-end. Deux programmations musicales certes bien distinctes, mais faisant toutes deux la part belle aux découvertes. Avec un même souci : que l’ambiance soit à la cool. Si vous aimez les consos onéreuses, la sécu façon maton, les armées de teens à la mâchoire qui flotte, vous risquez d’être déçus. Et Yoann-Till (photo ci-dessus), organisateur des Soukmachines depuis 8 ans et des 75021 – avec Sonotown – depuis 1 an et demi, n’est résolument pas prêt à vous faire plaisir. Sa vision de la teuf est arrêtée : on y vient pour s’amuser ensemble. Mixité des publics, cohabitation des cultures, ouverture aux arts sous toutes leurs formes… Oui, pour Yoann, la fête est sociale, et doit être abordée comme telle : comme une chose publique, un vivre ensemble. Quand organiser une fête, c’est aussi penser son impact politique.
Un batteur au milieu d’une ancienne caserne de pompiers souterraine, qui frappe ses innombrables toms entourés de plusieurs centaines de personnes ; des installations lumineuses gigantesques à côté de la scène où mixe un DJ techno ; une autre scène où l’on entend – incroyable ! – des chanteurs et des guitares ; des fringues à emprunter gratuitement ; des sculptures de métal forgé ; des artistes qui te font des badges perso, ou te maquillent ; une salle de cinéma ; de la bonne bière… Bienvenue dans une soirée Soukmachines.
Celle-ci était au Kremlin-Bicêtre en mai dernier, dans l’enceinte d’une école d’informatique. Une des salles, estampillée 75021 et au line up de potes et de belles découvertes, avait fait venir son lot de danseurs techno, habitués aux sorties nocturnes hors de l’enceinte périphérique de Paris. Un public qui, pour certains, s’essayait pour la première fois à l’ambiance Soukmachines. “Il y eu des gens, sûrement venus pour la techno, qui ne comprenaient pas pourquoi il y avait de la guitare”, s’amuse Yoann. “Et ça pour moi, c’est aussi une récompense.”
Un mélange des genres, un mélange des publics, surprendre. Des ingrédients qui font pleinement partie de la recette Soukmachines, et ce, depuis son origine. “La première Soukmachines, j’avais 21 ans, retrace Yoann, c’était un projet de fac, quand j’étais en médiation culturelle. On avait formé des groupes, sans se connaître vraiment, avec dans l’idée de se ré-approprier des lieux insolites pour faire des trucs qui ne soient pas des free ou des raves – c’était essentiellement ça à l’époque – mais de vraiment jouer à fond la carte de la diversité. Et aussi de ramener des publics différents.”
A l’époque, il sort dans des lieux alternatifs, souvent en dehors du périf’. Rock, punk rock à la Béru, un peu de hip hop, de reggae, certaines formes de musiques électroniques, il aime beaucoup de choses. “Mais jamais dans une approche d’érudit, d’esthète”, souligne-t-il. “C’est pour ça que ça qu’on l’a appelé Soukmachines d’ailleurs, explique Yoann, parce que dans un souk, tu trouves de tout et n’importe quoi. C’est l’ambiance d’un souk, mais transposé à la création. Il n’y a pas de frontières, c’est ce que j’aime et c’est ce genre de teuf où j’ai envie d’aller.”
Soukmachines, melting potes
La première Soukmachines, c’était à Bagnolet en 2005, à la Fonderie. Un temple du graff. Un lieu énorme. Une fête gratuite où les artistes jouaient bénévolement. Au final, 1500 personnes. “Jamais je crois qu’on n’a réussi à refaire une teuf comme ça, à part peut-être la 2ème Soukmachines au 6b, se souvient Yoann. On était hyper investis dans la com : j’ai même fait l’homme sandwich dans des manifs ! C’était une grosse teuf, sans sécu. Mais le mélange fait que parfois les choses peuvent s’autoréguler. Il y avait de tout : des BCBG, des teufeurs, des mecs de Bagnolet… Après cette teuf on s’est dit qu’on tenait un truc, poursuit-il. Il y avait même des remerciements sur les murs !” Des commentaires d’encouragements et d’étonnements qui reviennent souvent après ses événements selon lui. “Après une autre Souk, j’ai trouvé sur un billet de 20€ en faisant les comptes : “Merci pour cette folle nuit”. Le retour souvent après les Souk c’est “Comment vous faites pour rassembler des gens comme ça ?”.”
Il se souvient aussi de cette autre fête au 6b, lorsqu’il en était le programmateur, où le son avait coupé, et où des membres du publics, qui avaient ramené leurs instruments, ont commencé à jouer et danser avec un groupe de danse afro qui était programmé. “Il n’y avait plus de son, mais c’était une grosse teuf de fou, avec les gens, tous le smile… C’est ça qui fait que c’est réussi, c’est ce que j’ai envie de faire comme teuf. Que les gens ressortent et se disent : “Qu’est-ce qu’il vient de se passer ?” C’est ça mon ambition de départ. On veut surprendre, et même jusqu’à ce que les gens ressortent avec l’impression de ne pas avoir compris. Après, on reste dans le festif, hein, on ne va pas faire du fétichisme ou d’exposition de trous de balles !”
“Pour moi, c’est ça la fête : c’est un moment de partage, de chaleur, tu rencontres des gens, tu te laisses aller… Je pense que c’est très important pour la cohésion d’une société. On aime tous ça, il y a toujours eu ce besoin de se rencontrer, et le mieux pour ça, c’est quand il n’y a pas d’a priori. Et une prog hyper variée permet une vraie cohésion, ça appelle à la tolérance, à l’ouverture… C’est important, surtout dans la société dans laquelle on vit, où tout le monde est cloisonné, a peur de l’autre, se tire dessus. On s’appelle bobo, prolo, on ne sait plus qui est qui. C’est aussi faire des teufs où tout le monde peut se parler, libres, des trucs militants, pas policés. Le problème c’est aussi tous ces collectifs qui font tout carré, mais où il ne se passe rien.”
Yoann n’est d’ailleurs pas amène avec certains de ces nombreux collectifs qui ont surgit ces dernières années, et qui, selon lui, font plus de mal que de bien à la scène techno, et à lorganisation d’événement dans son ensemble. “Il y a des collectifs qui font des trucs dans des lieux et qui les pourrissent. Dans un des lieux, j’ai mis deux ans à faire cette teuf, pour avoir les accords nécessaires, etc. Mais depuis, il y a eu une soirée d’un autre collectif, ils n’ont pas géré la sécu, le flux du public, et ça a été un désastre. Et même niveau prog… Pour moi, ils sont dans la surenchère com et font du mal à la scène parisienne. Parce que s’il y a un problème, ça va mettre en l’air la scène parisienne. C’est ce qui est arrivé aux free parties, et c’est ce qui est arrivé à plusieurs lieux sur Paris, qui sont cramés maintenant… Je trouve que c’est bien qu’il y ait une énergie de ouf, de faire des choses, mais il faut les faire bien. 75021, Souk, on n’a jamais eu un commentaire négatif.”
Alors, avec Yoann et son équipe, une attention particulière est portée à l’accueil, au choix de la sécu, aux prix des consos, à la décoration, à offrir un espace chill. Pour Soukmachines aussi bien que pour les 75021. C’est aussi inviter des groupes qui ne lui plaisent pas forcément, mais qui sont sontenus par l’équipe. “Même si c’est pas ma came, si c’est bon artistiquement… Je ne suis pas trop rock indé par exemple, mais plus installations. En musique, je vais plus être intéressé par la musique afro, l’afrobeat, la musique touareg… Et la déco.” C’est aussi faire des appels à projets, rencontrer des artistes, et parfois les faire revenir.
Jusqu’à voir l’organisation comme une œuvre à part entière, prenant des risques, se lançant des défis, expérimentant des formes nouvelles d’événementiel. Comme une grande performance d’une nuit, où public et groupes, techniciens et orgas prennent part à un événement dont le résultat est inconnu, mais où chacun s’investit pour que le tout fonctionne. “Au 6b, fin 2012, on a fait un projet qui s’appelait Last Minute Fiesta, explique Yoann. On a lancé un appel à projets 10 jours avant la soirée, en disant “on a 1000m2 d’espace, envoyez-nous ce que vous avez, et on sélectionne. C’était 5€ l’entrée, et ça a été un carton ! Pour une autre soirée, on avait installé 8 pôles son, avec pour chacun un ingé so. Il y avait 30 groupes. Chacun des groupes devait choisir son pôle, choper le technicien, se brancher, et jouer. Tout le monde était brieffé à l’avance. C’était une grosse prise de risques, et on avait pas mal d’inquiétudes. Pendant plusieurs heures, ça n’a pas marché, mais au bout d’un moment, ça a pris. J’adore me faire des défis d’orgas comme ça. C’est pousser l’organisation dans ses retranchements, c’est un peu une œuvre d’art quelque part. Ça a été super difficile à gérer, mais j’ai eu des retours de ouf sur cette teuf.”
Adresse : 6b, Fabrique à Rêves, 75021 Paris
Le 6b. Le point de rencontre avec Sonotown. Le début de l’aventure 75021. Yoann y est arrivé il y a trois ans, à la fin de ses études. Après 5 ans de Soukmachines, toujours dans des endroits insolites, il était devenu ce qu’il appelle “un chineur de lieux”. “Personne ne faisait ça à l’époque, sauf les free et les raves. J’ai donc entendu parlé du 6b dès son ouverture et je les ai contacté. C’était pour faire une teuf à l’origine. La première du 6b, le 25 septembre 2010.”
“En faisant la teuf, je me suis rendu compte que le lieu me plaisait grave, le côté résidence d’artistes. Et quelques temps après, j’étais chargé de la com, de la prog, en mettant en branle le réseau construit grâce aux Souk, puis de la coordination générale. En 2011, puis 2012, on a monté la Fabrique à Rêves, la FAR. L’idée, avec l’équipe du 6b, était de s’approprier les espaces extérieurs, façon festival d’été, au bord du canal. Ça a cartonné, énormément de gens sont venus pour la fête, le lieu… Et j’avais ce projet depuis longtemps, sur un bout de papier. Celui de réunir les collectifs électro, au sens large, une sorte d’électro battle.”
Fabrique à Rêves 2012 : un été au bord de l’eau… from Fabrique A Rêves on Vimeo.
Ne connaissant pas bien le milieu, il s’appuie alors sur Julien, des Sonotown. Ils s’étaient rencontrés plus d’un an auparavant, lorsqu’un club avait planté Julien à deux semaines d’un de leur événement. Il était allé voir Yoann pour migrer à la dernière minute au 6b. Quelques mois plus tard, pour la FAR 2011, Julien avait y organisé une soirée avec Grems et le collectif la Fronce. “Pour FAR 2012, se souvient Yoann, j’avais donc cette idée des collectifs parisiens. Je contacte Julien et il me dit direct “vas-y, on se lance”. C’était la première 75021. En fait, on avait appelé ça Meeting Open Air 2012. T’imagines pas comment ça a marché ! 3000 personnes ! C’était tellement ouf qu’on s’est dit avec Julien qu’il fallait en faire quelque chose.”
Le concept rejoint celui des Soukmachines : mettre les DJs au niveau du public, sans barrières. “Ça part d’une critique : les soirées dans les lieux atypiques, les collectifs reproduisent le club. Il faut que ce soit différent d’un point de vue tarifaire déjà, et le reste.” Marc, partenaire de Julien sur Sonotown, rejoint l’équipe du 75021 et le 13 janvier, la deuxième est organisée au 6b. A la suite d’une soirée du même nom à la Machine en décembre, où Julien voulait reproduire le Meeting Open Air. “Ca a trop buzzé dès la première, et depuis ça ne s’arrête pas.”
Quant au 6b, Yoann et son équipe ont décidés de prendre leur propre route pour continuer leurs projets. « Je suis parti en octobre dernier, et ce qu’on faisait là-bas, on le fait maintenant avec 75021.”
Souk It Yourself
Pourtant, on y retrouve systématiquement les 75021, paradoxal pour un arrondissement qui se veut éphémère ? “Au 6b, on a la chance d’avoir un lieu et d’en profiter. Bien sûr, l’idée de l’arrondissement éphémère c’est que ce soit mobile. Ce n’est pas un projet figé, et même, pour stimuler la création ce serait intéressant de bouger. D’ailleurs, on parle de ça en ce moment, d’encourager la création, pour stimuler les gens, mais on ne sait pas encore sous quelle forme.”
Sa teuf idéale, “réunir un maximum de gens que j’ai rencontré toutes ces années, tous ces artistes qui me tiennent à cœur. Forcément dans un lieu insolite. Rassembler les énergies de Souk et de 75021, pour produire un truc mortel. On tend toujours à la perfection. Pour l’instant, je n’ai pas l’impression d’avoir fait la teuf du siècle !” Alors, bien sûr, tout n’est pas rose. Et la précarité de ce genre d’initiative est réelle. “Financièrement, c’est hyper précaire, regrette Yoann. Si on faisait tout dans les normes, on ferait venir trois DJs et c’est tout. Le but c’est de faire vivre les gens pour que ça devienne rentable, pour pérenniser leurs créations, et du coup, de trouver des équilibres pour nous comme pour eux.”
“C’est aussi un appel aux pouvoirs publics. il y a plein de collectifs qui ne demandent qu’à avoir du soutien plutôt que que ce qui est accordé à des projets pseudo-culturels, obtenu par du copinage. Alors, Paris serait vraiment autre chose que ce qu’elle est. Du coup, nous on est obligé de négocier les artistes, de ne pas tout déclarer. Si on avait ne serait-ce que 30000€, sur l’argent consacré à des lieux subventionnés… On est considéré par le public, mais pas par les institutions,” lance-t-il enfin.
Orga dans l’âme, il se lance toujours des défis. Comme ce week-end : enchaîner dans un même lieu et à quelques heures d’intervalles une Soukmachines et une 75021. Une chose est sûre, il sera à son poste, le talkie à portée de main. Fatigué sûrement, mais au coeur de ce qu’il aime : construire dans un temps limité, pour le public, une fête qui laisse libre cours à l’expression, à la créativité, des artistes comme du public.
Jean-Paul Deniaud