Une interview de Vidock et Merwan, derrière l’asso Abstrack qui organise certaines des meilleures teufs techno nantaises avec en bonus les sets de Didier Allyne et John Sill enregistrés lors de leur avant dernière soirée à l’Ice Club ! Ils ont fait venir entre autres DVS1, Answer Code Request, Zadig, Voiski, Antigone, Francois X, Sigha, Delta Funktionen, Cosmin Trg ou encore Birth Of Frequency.
Abstrack c’est de la scénographie, des soirées, de la techno, un collectif d’artistes et même une émission de radio sur Prun’. Vous êtes combien pour gérer tout ça ?
Vidock : On est cinq membres hyperactifs, avec des tâches liées à la gérance et chacun des spécialités, après on est une petite vingtaine de bénévoles.
Vos bénévoles servent uniquement pour les tâches sur le terrain ?
Vidock : On les consulte aussi beaucoup pour orienter nos choix sur les visuels ou les bookings par exemple. Disons qu’à chaque fois, on prend les décisions à cinq et on les soumet aux autres.
Parlez moi de la trilogie Faktice qui vient de se terminer, vous avez eu de bons retours de la part du public et des artistes ?
Merwan : Oui carrément ! C’était un peu une aventure express pour nous.
Vidock : En fait c’est parti du fait qu’on voulait booker certains artistes depuis un moment, que ce soit Asquith, les mecs de Synchrophone ou Answer Code Request. Il s’avère qu’on a eu l’opportunité d’avoir deux clubs différents pour faire des soirées sur trois semaines d’affilées. On a voulu faire quelque chose de cohérent où chaque artiste avait sa patte et venait d’horizons différents, c’était le moyen d’offrir un panel varié et l’approche Londres, Paris, Berlin s’y prêtait bien !
Merwan : À la base on n’était pas partis sur du long terme en imaginant une trilogie Faktice, on avait plusieurs plans et les choses se sont façonnées d’elles-mêmes et se sont un peu imposées à nous.
Vidock : Au final ça a plutôt bien suivi puisqu’on a fait environ 2100 personnes et on a eu des super retours. On avait un peu peur sur le coté financier au début parce qu’on avait engagé beaucoup d’argent… Plus que ce qu’on avait. Donc si on s’était vautré, on aurait perdu énormément d’argent.
Ça vous a plu cette pression que vous aviez sur les épaules ?
Vidock : Carrément! En plus on était au Ice Club, c’est très ghetto et c’est pas un endroit facile donc on avait énormément de taf !
Merwan : En plus de l’entrée au club, c’était aussi nous qui faisions le bar.
Vidock : Ça nous permettait de faire des tarifs de bar, tu avais ta pinte pour 6 euros au lieu des 11 habituellement en club.
Merwan : Ça fait partie de l’esprit qu’on a, c’est à dire que la teuf c’est pas uniquement un dj dans un lieu, c’est un ensemble. Les membres de l’asso ont beaucoup de compétences donc on peut tout faire nous même.
Mis à part pour le soundsystem, c’est vous qui gérez tout de A à Z et vous fonctionnez en autonomie quasi totale dans l’organisation de vos soirées, vous vous consacrez à temps plein à Abstrack ou vous avez des activités annexes ?
Vidock : Aujourd’hui on arrive à un moment où les chemins se croisent. On est vraiment entrain de se professionnaliser, certains ont leurs activités de leurs cotés, mais vu tous les projets qu’on aimerait concrétiser cette année, ça nous demandera encore plus de taf que tout ce qu’on a fait aujourd’hui. Donc on est entrain de se dire qu’on pourrait peut être en faire quelque chose de lucratif pour nous. Disons que ça serait l’idée à terme.
Vous pensez que la structure associative atteindra ses limites si vous voulez vous développer encore ?
Merwan : C’est un système très souple qui nous convient bien.
Vidock : Le model associatif n’empêche pas de salarier ses membres donc si la rémunération devient un enjeu rien ne nous oblige à abandonner cette structure. Après le modèle associatif c’est aussi intéressant pour ce que ça dégage auprès des gens et du public.
Merwan : On n’est pas une entreprise, mis à part lorsque l’un de nous joue ou fait une prestation pour l’asso, dans tout le travail d’organisation de soirée on ne touche rien du tout.
Vidock : Le plus gros bénéfice qu’on en tire au final c’est de voir les gens kiffer. Je t’avoue aussi que lorsqu’on monte une soirée, parfois, c’est vraiment dur. C’est vrai que quand t’enchaine le boulot, la soirée et tu retournes au taff tu te pose des questions sur la pertinence de tout ça… Mais lorsque tu as les feedback de tout le monde t’oublie ça.
Merwan : Les derniers moments où tu installes, où il y a toujours une petite galère, on se dit qu’on passe un temps fou alors que dans dix heures il faudra tout ranger. Mais à la fin de la soirée on se dit toujours « vas y on recommence direct ».
En fait vous tirez plus votre satisfaction de votre public que de vos tiroirs caisse pour le moment ?
Merwan : Oui, du public et des artistes aussi, c’est essentiel !
Vidock : Bon après si tu veux tourner il faut aussi de l’argent donc on reste quand même dans une logique de rentabilité.
Merwan : On reste pragmatique mais la motivation initiale c’est pas le business.
Vidock : Après on consacre aussi de plus en plus de temps à l’asso et le temps qu’on passe à travailler là dessus c’est du temps en moins à gagner de l’argent pour se nourrir. Donc si Abstrack peut un jour devenir un moyen de rémunération pour une partie d’entre nous, ça serait le rêve.
Du coup c’était quoi votre projet initial ? Le concept ?
Vidock : Si tu veux, tout ce qu’on a fait jusqu’à aujourd’hui s’est fait de manière assez naturelle. À la base on avait commencé à checker des lieux parce que Kermit et moi on faisait du live et on voulait jouer, on aimait aussi la teuf et la danse évidemment. On ne se retrouvait pas forcément dans tout ce qui se faisait à l’époque, on faisait les Studio Fragil par exemple, musicalement c’était vraiment cool, il y a toujours eu un putain de taf de la part de Raph, mais nous on cherchait une patte un peu plus techno. Nous on aimait l’esprit rave, on était dans la fascination de cette alchimie avec le public. Mais au tout départ d’Abstrack en tout cas, l’unique but était tout bonnement de pouvoir facturer les soirées dans lesquelles on jouait. Par la suite, avec Djou, Max, nos colocs et amis, on a essayé d’évaluer le potentiel qu’on pouvait avoir avec cette asso et on a réuni tous nos potes, qui faisaient du graphisme, de la scéno, de la musique; Et au lieu de faire ça chacun dans son coin on s’est réuni autour d’un truc en commun pour offrir quelque chose aux gens. Au début pour nos soirées on devait avoir 150 balles de budget… maintenant c’est quasiment 100 fois plus !
Merwan : Moi je les ai rejoint après, un peu avant qu’on commence les soirées au CO2. À l’époque je kiffais aussi les soirées à Nantes mais lorsque j’ai atterri sur le dancefloor d’une Faktice et bien à 6h30, quand Vidock parle de rave etc, c’était exactement ça ! Cette espèce de grosse communion que j’avais l’impression de ne pas avoir vu avant à Nantes. Après je ne suis pas un ancien Nantais, j’ai surement raté plein de trucs, mais l’énergie d’une Faktice c’était nouveau pour moi à Nantes en tout cas.
La culture club outre Rhin est-elle une inspiration pour vous ?
Vidock : la culture club en général je dirais.
Merwan : Ce qui se passe outre Rhin c’est hyper important mais j’essaie de ne pas trop y penser parce que c’est beaucoup trop particulier, à Berlin ils ont des permissions d’horaires, des concepts de lieux différents… On peut s’inspirer de la culture berlinoise mais on ne pourra jamais comparer et transposer leur culture club ici.
Vidock : Je pense que nos influences sont plus historiques. À l’époque où on a créé l’asso, on s’était énormément renseigné sur ce qu’il s’était passé avant, on était fasciné par les raves et les free, même si musicalement ça ne m’attire pas du tout, c’est l’esprit et la culture qui nous intéressaient. Même le coté politique et l’aspect revendication me plaisaient. Je ne sais plus qui disais ça mais la techno est une musique sans parole et qui paradoxalement est porteuse de pleins de messages.
Merwan : C’est ça en fait, quand tu écoutes un track techno, il n’y a pas forcément de message, mais la culture techno au sens large porte un message hyper fédérateur.
Vidock : Après pour ce qui est de nos influences, je pense qu’on les a pioché un peu partout. Visuellement par exemple, quand tu regardes le festival Scopitone, c’est aux antipodes de ce qu’on veut créer sur un dancefloor, mais on s’est inspiré de certaines scénographies, de leur fonctionnement à l’entrée etc, c’est le genre de détail qu’on prend pour les réunir dans ce qu’on fait. Le truc fondamental c’est qu’on veut offrir aux gens une teuf dans laquelle nous on aimerait aller.
Je reviens sur l’Ice Club, vous continuerez à bosser avec eux l’année prochaine ?
Vidock : Non on arrête. (rires) On ne va pas rentrer dans les détails mais c’était une galère pas possible. On a cru à trois reprises que nos soirées seraient annulées, on a commencé à calculer combien on perdait, finalement c’était reparti, une couille par ci, une couille par là, plus de chiottes, une inondation, plus d’électricité, enfin bref… On s’en est arraché les cheveux pendant trois semaines, je suis bien content que ce soit fini cette histoire !
Merwan : Le Ice, pour ma part c’était vraiment une expérience que j’ai kiffé, c’était hyper intéressant mais c’était pas viable, on ne pouvait clairement pas se reposer là dessus. Pour le CO2 c’est complètement différent. On arrive sur le lieu, on installe le son, le chill-out, la scéno ect et après la soirée tourne toute seule, on doit uniquement s’occuper des entrées. Au Ice, c’était nous qui gérions tout, même jusqu’à la sécurité…
Mais ça ne vous intéresse pas justement de ne dépendre de personne ?
Merwan : Si carrément, pour le Ice, c’était trop la galère au niveau des contraintes, mais l’expérience de faire un truc où tu gères tout, c’est clairement enrichissant.
Vidock : Nous on avait commencé à l’Alter dans lequel on avait pris goût à la chose, mais plus ça va et plus c’est clair qu’on aimerait devenir indépendant et gérer entièrement notre truc. L’idéal serait à terme d’organiser un festival, du moins ça serait l’un de nos buts.
Merwan : C’est hyper idéaliste mais l’idée d’avoir un espace dans lequel tu n’as pas de contraintes et dans lequel tu fais vraiment ce que tu veux, ce serait le rêve. On a tellement d’envies créatives autour de la teuf, même si on arrive à en réaliser quelques-unes il en reste une infinité. Le lieu c’est un truc qui nous obsède.
Vidock : C’est le lieu qui donnera la vibe à ce que tu proposes. C’est ce qui fera l’alchimie, après ça dépend aussi du staff qui est présent à la teuf, c’est une des raisons pour laquelle c’est nous qui gérons cette partie avec nos bénévoles. Pour moi c’est important que la personne qui organise une teuf connaisse la réalité de son entrée, sinon il rate quelque chose de sa teuf. Après pour les questions du lieu, tout est modulable.
Vous êtes fiers que la plupart des orgas de soirées à Nantes réutilisent certains lieux que vous avez trouvé ou ça vous rend un peu amères ?
Merwan : Moi sincèrement si je vois Patrice Scott, Kobosil ou Ed Davenport au Co2 plutôt qu’aux Caves ou bien qu’à l’alter, je suis hyper content, je ne me dit pas « ça fait chier il fallait qu’on ait l’exclusivité ». Bon après d’un coté c’est sur que ça frustre un tout petit peu quand ont voit pleins de teufs se faire dans ces lieux, mais d’un autre coté, ça motive à en chercher d’autres trucs.
Vidock : Moi je mettrai deux points là dessus. Déjà c’est cool parce qu’on a peut être révélé un espace qui permet aux autres associations et entrepreneurs de la nuit de faire des choses dans lesquelles on verra de meilleurs line up dans des meilleurs conditions. Moi je trouvais qu’on se faisait chier à Nantes toujours dans les mêmes lieux, que ce soit l’Alter ou les Caves, ce sont des lieux pas du tout adaptés à nos attentes. Et deuxième point, le fait que ce soit nous qui avons trouvé ce lieu en premier ça nous met un challenge vis à vis des autres teufs organisées là bas. On va pouvoir voir comment l’espace est géré par les autres orgas et rebondir la dessus. C’est hyper instructif dans un sens.
Quelle philosophie vous essayez de transmettre au sein d’Abstrack ?
Vidock : Le premier truc qui me frappe, c’est la force humaine et collective de l’asso. On a commencé, on était une bande de potes, on faisait la teuf et moi ce qui me fait le plus plaisir et chaud au coeur aujourd’hui c’est de voir l’énergie qui s’en dégage. En tant que membre du bureau, avec le noyau dur, on consacre beaucoup de temps à travailler pour Abstrack, mais la chose importante ce sont tous les autres derrière qui se saignent à la tâche, aux soirées par exemple. Ils passent cinq heures au vestiaire, n’écoutent pas 1h de son, restent toujours hyper chauds et en redemandent même… Ça me fout sur le cul ! Sans cette énergie on ne ferait rien et je pense que c’est aussi cet esprit que le public ressent. Moins mondain et plus familial.
Merwan : Ce qui est aussi important, ce sont les valeurs de la teuf. Nous on a beaucoup de choses que l’on essaie de transmettre lors de nos soirées mais après on n’est absolument pas contre ceux qui ont des valeurs différentes de celles qu’on défend. Pour nous une teuf c’est beaucoup plus que juste du son, mon plus gros kiff c’est quand, à la sortie d’une Faktice, des mecs que je ne connais pas me disent qu’ils ont découvert quelque chose, une culture qu’ils ne connaissaient pas.
C’est intéressant de voir que vous essayez de transmettre les valeurs initiales de la techno auprès de votre public, alors que pour la plus part d’entre vous, vous n’avez pas vécu les raves et l’esprit originel.
Vidock : C’est très prétentieux de dire ça, mais je me réclame clairement des valeurs que défendaient Underground Resistance. On s’est appelé Analogik Resistant plus par respect pour eux, car techniquement quand tu sais comment fonctionne une machine, tu te rends compte qu’on n’était pas si analogiques que ça. On a commencé à 16 ans, on jouait sur des petites drum machine à l’époque, donc c’était un peu un pied de nez à l’engouement de l’époque pour les contrôleurs, la musique dématérialisée etc. Aujourd’hui je vois la teuf quasiment comme un acte politique, un concept d’oeuvre totale où la personne est absorbée par un contexte visuel et sonore en connexion.
Merwan : Je suis complètement d’accord avec cet aspect d’oeuvre totale, une oeuvre qui ne peut pas exister sans la présence des gens.
Vidock : Le but à terme c’est que les gens puissent se faire absorber par ce qu’on fait, qu’ils rentrent dans la teuf, qu’ils oublient tous leurs problèmes et que leurs sens soient bouleversés. Pour l’anecdote, l’autre jour on s’est pris la tête avec un mec pour une histoire de bouchons d’oreilles, ils nous a cassé les couilles parce qu’on en n’avait pas à lui filer et qu’il fallait qu’il aille voir la direction, on s’est au final retrouvé à cinq-six à vraiment se prendre la tête avec lui… Je l’ai recroisé cinq heures plus tard à la sortie, il nous a remercié et nous a tous serré la main en s’excusant. En fait on a envie de redonner un peu de magie dans la tête des gens dans un monde que je trouve assez désenchanté.
La vie réelle a l’air de vous faire un peu chier non ?
Vidock : C’est vrai que j’ai l’impression qu’avant on pouvait s’intégrer plus facilement dans la société. Aujourd’hui on est dans un monde capitaliste ultra rationnel, on a envie de réenchanter le monde, de remettre un peu de poudre aux yeux des gens qui viennent à nos soirées. Dans les yeux la poudre hein pas dans le nez !
Vous aviez fait une exposition il y a quelques temps au Blockhaus DY-10 avec Hellyum, vous préparez d’autres projets de ce type?
Vidock : Ce qui nous manque c’est le temps, ce que les gens voient d’Abstrack c’est peut être 10% de ce qu’on aimerait faire ! Kermit et pas mal d’autres dans Abstrack sont vraiment hyper motivés par tout ce qui touche au visuel donc on va y revenir.
Merwan : C’est sur que si on avait un spot, ça serait des ventes de disques le matin, des expos la journée, un resto le soir et des teufs la nuit ! (rires)
Vidock : L’idéal pour nous ça serait vraiment d’avoir un lieu Abstrack !
Vous pensez pouvoir faire évoluer l’association Abstrack en label ?
Tous les deux : (rires) On en parle !
Vidock : après on essaye de ne pas se précipiter, on veut que les choses se fassent naturellement. On n’a pas la prétention de devenir un label pour le moment. Après dans l’équipe on est soit dj, soit producteur de musique donc la question du label se pose forcément. En plus, avec le vinyle on pourrait exprimer tout notre aspect visuel.
Merwan : Pour moi quand tu fais une teuf et que tu proposes quelque chose aux gens, le label avec ta musique vient dans la continuité de l’expérience que tu proposes.
Vidock : On est entrain de discuter avec des distributeur etc, mais ce qui me plairais le plus, ce serait de distribuer le vinyle à la teuf.
Merwan : La musique est toujours intimement connectée à la teuf, en tout cas dans notre cas, et du coup, vendre ta musique dans ta soirée, directement du musicien à l’acheteur, c’est la plus belle manière de concrétiser ce lien.
Interview de Cyril Miault.
Photos par Axel Masson.