Dario Tronchin est définitivement un producteur de talent à surveiller, le jeune Italien sort sous le nom Chevel de la techno abstraite qui invite aux voyages, dont notamment un album fantastique paru en 2013 chez Non Series. Ce début d’année 2015 le voit retourner chez Stroboscopic Artefacts pour le quatrième chapître célébrant les cinq ans du label. Il a décidé d’offrir aux auditeurs d’Input Selector un mix ambient, et nous avons eu la chance de le rencontrer à Berlin où il a répondu avec beaucoup d’honnêteté à quelques-unes de nos questions.
Que penses-tu de la scène musicale électronique en Italie à l’heure actuelle ? Tu viens d’y revenir si je ne me trompe pas.
Tout est en train de changer en ce moment, la scène grandit. C’est bien que je sois retourné vivre à Treviso car je peux faire de la musique sans me préoccuper si c’est trop fort ou pas. Mais en même temps c’est aussi bien d’être à Berlin ou dans d’autres grandes villes, les deux ont des aspects positifs. La première fois que je suis venu à Berlin c’était en 2009 et avant je n’allais pas vraiment en club car ceux que je connaissais se trouvaient sur la côte et étaient basés sur des idées vraiment démodées du clubbing. Peut-être que c’est un peu cliché, mais Berlin a complètement changé ma perspective du clubbing. Mais je pense que ces dernières années cela devient plus sérieux dans les environs de Venise, et il y a beaucoup de clubs et de gens qui sont en train d’amener un changement, comme les collectifs Pulse, Altavoz, Crispy, et bien d’autres.
Tu avais déclaré que tu ne te voyais pas comme un musicien, tu entendais quoi par là ?
C’est dur de me voir comme un musicien, j’ai étudié la musique et la composition mais j’ai toujours abandonné avant de terminer. Je ne suis pas vraiment intéressé par cela, je pense que la musique traditionnelle a été faite par beaucoup de gens. Bien entendu on doit connaître quelques bases pour pouvoir commencer à construire quelque chose, mais je pense que si l’on explore la première génération de musique techno ou électronique, c’est suffisant pour, d’une certaine façon, commencer une sorte de nouvelle vie pour la musique électronique.
Tu veux dire que créer de la musique d’une manière traditionnelle est très différent que ce que tu réalises avec le son ?
Exactement, c’est une question de génération. J’essaie de trouver ma voie en créant des sons à partir des synthétiseurs et de ce que j’enregistre moi-même. Je me sens plus comme un artiste de l’enregistrement si tu veux donner un nom à ce que je fais.
J’essaie juste de comprendre, je n’essaie pas de te coller une étiquette.
(rires) Je pense que ça m’aide aussi d’en parler. Ce n’est pas facile de parler de soi de manière objective avec quelqu’un qui ne te connaît pas.
Mais il est vrai que lorsque je me suis penché sur Enklav., j’ai réalisé que c’était tourné vers la technologie ainsi que la musique. Tu confirmes donc l’impression que j’avais que tu n’es pas un musicien dans le sens traditionnel du terme.
J’ai toujours été fasciné par les technologies, bien entendu tout ce qui est nouveau n’est pas bon mais il est important de rester ouvert aux nouvelle techniques et de ne pas s’enfermer dans les traditions. Avec Enklav., on en a quelques-uns qui créent leurs propres synthétiseurs, ils construisent des modules. J’ai aussi un ami qui me développe des patchs PureData. Parfois j’ai une idée de séquenceur et il va le développer. Donc ce n’est pas vraiment une histoire de notes ou de mélodies, c’est plus du bricolage avec les sons. La plupart du temps je commence avec une humeur que je tente de recréer avec des sons, parfois je vais ‘jammer’ mais en général ça ne m’amène à rien d’intéressant. C’est plus une sorte d’entraînement, une discipline, comme lorsqu’on court tous les jours. Mais quand on court le marathon c’est là que le vrai morceau va sortir et c’est donc le moment où l’inspiration arrive en fait. Je pense qu’il est nécessaire d’être en studio tous les jours même si on fait quelque chose de complètement faux, mais ces exercices sont importants car lorsqu’on est inspiré on doit pouvoir contrôler ce qu’on fait et ce que l’on utilise.
Tu t’es donc imposé une discipline et tu vas au studio tous les jours afin de rester en forme pour être prêt lorsqu’une de tes humeurs va déclencher l’inspiration.
Tu as trouvé la bonne formule, je m’exerce pour être en forme. Même si je n’enregistre pas je vais être en train d’étudier des programmes ou un livre concernant la musique. J’utilise désormais les ordinateurs donc il y a beaucoup à apprendre. La plupart du temps j’enregistre les synthétiseurs et les drum machines, ensuite je passe par un processus où j’ajoute des effets avant de finir par essayer de mélanger tout ça correctement et de trouver une structure.
Es-tu obsédé par ton installation et ton équipement ?
Bien entendu, c’est la meilleure partie. Je pense avoir trouvé une installation parfaite mais c’est en permanence en train d’évoluer donc rien n’est définitif. Je pense qu’avec le temps qui passe on voit ce dont on a besoin pour créer un morceau. J’ai commencé avec les drums donc j’ai eu besoin de drum machines, ensuite j’ai eu besoin d’une ligne de basse donc j’ai pris quelques mono synths. En dernier un poly synth pour avoir plus de polyphonie, plus d’harmonies, de cordes, et d’arpèges. Cela m’aide aussi à ne pas perdre mon intérêt, surtout avec le synthétiseur modulaire. Mais cela n’a pas de fin et on continue d’ajouter pièce après pièce. C’est un monde sonore.
Tu sembles vraiment chercher ton propre son, je pense que c’est la raison pour laquelle tes sorties sont si novatrices.
Oh merci, j’y pense en fait tout le temps de vérifier si j’ai un son distinctif et si c’est assez neuf. Il est facile de sauter sur le passé et de le refléter. Être focalisé et être être soi-même prend vraiment du temps. Je ne suis pas si certain que j’ai un son très fort.
Est-ce pourquoi tu utilises autant de pseudonymes ? Tu cherches encore à définir ton identité ?
Je dois être honnête, je cherche encore. Peut-être qu’il va y avoir un nouvel objectif, une nouvelle identité qui viendra avec de nouvelles idées et je ne pense pas qu’il y a un moment où l’on se voit fini. Je pense que cela signifierait une mort artistique et j’ai très peur de cela. Être à 99% est quelque chose de bon mais en même temps je pense aussi me focaliser sur un plus gros projet en 2015 car j’ai fait Monday Night et Enklav. qui sont des concepts opposés. Enklav. est à 100% digital et les morceaux sont enregistrés sur des ordinateurs alors que Monday Night est à 100% analogue et tout est enregistré sur des cassettes pour des sorties vinyles. Je travaille à tout combiner et trouver l’équilibre parfait entre les deux.
Donc tu penses créer un autre alias ?
Je pense mais je n’en suis pas encore certain. C’est l’idée.
Tu en as beaucoup déjà, Chevel, Signalweiss, peut-être aussi des secrets ?
J’en avais dans le passé mais je n’en suis pas fier donc je ne vais rien dire (rires). Il y a Monday Night, Quatrement College, Riviera, Vulcano, Vape, mais certains sont aussi des projets collaboratifs.
Tu apprécies collaborer ?
Ça dépend, je pense que parfois on peut commencer à travailler avec des gens que l’on connaît et respecte mais s’ils ont le même genre d’antécédents cela peut devenir ennuyeux sur le long terme, car on amène les mêmes idées et le même savoir sur la table. Par contre si l’on travaille avec quelqu’un de complètement différent que ce soit au niveau de la vision ou du savoir, la situation que cela crée est intéressante car cela permet de confronter des mondes différents. Je pense que c’est comme l’amour, si on rencontre quelqu’un par hasard au début on va trouver cela suspicieux mais sur le long terme on aura peut-être trouvé quelqu’un de captivant. D’un autre côté si on trouve quelqu’un qui vient du même endroit et pense pareil, peut-être qu’après un temps cela devient inintéressant.
Comment tu approches les dj sets en comparaison à la production ?
Dans mon cas c’est la nécessité d’avoir un journal intime, quelqu’un va écrire ses expériences ou prendre des photos, je crée de la musique pour avoir ce dialogue interne. Je dois être honnête ici, je ne fais pas de la musique pour le public, mais bien entendu si quelqu’un aime ce que je fais j’en suis très heureux.
Si la production est quelque chose d’introspectif et de très individualiste dans ton cas, est-ce que tes dj sets sont un moyen pour toi d’établir un dialogue ?
Exactement, je pense que c’est l’autre face de la pièce, lorsque je me produis en tant que DJ j’essaie de travailler dans un environnement pour les gens, c’est le sentiment opposé. J’aime de plus en plus DJ, je suis timide et ça m’aide à socialiser. Je trouve un équilibre entre aller vers l’intérieur et l’extérieur.
Tes morceaux peuvent se révéler abstraits, est-ce que c’est difficile de trouver un équilibre avec ce qui est fonctionnel et dédié au dancefloor ?
C’est deux choses différentes, j’aime danser et voir les gens danser. Je pense qu’on peut faire ce qu’on aime et être soi-même autant que possible. Avec cela en tête on peut aussi être différent. Je ne pense pas que ce soit dur de trouver ce qui marche pour le dancefloor, cela prend juste du temps et de l’énergie, c’est ça qui est complexe, être concentré sur ce qu’on fait tous les jours.
Quel genre d’accès à la musique as-tu à Treviso ?
Il n’y a rien, je cherche la musique sur internet maintenant. Je viens aussi de passer à Serato afin de pouvoir acheter instantanément et légalement. J’achète encore des disques et j’adore aller chez les disquaires lorsque je me trouve à Berlin ou Londres.
Tu as vraiment décidé de t’isoler après ton expérience à Berlin. As-tu une relation compliquée avec Berlin et Treviso ?
Absolument et j’ai besoin des deux. À Berlin je peux socialiser, à Treviso je vis seul dans la campagne, mon studio est ici, je suis proche de la nature et je fais beaucoup de sport, c’est un moyen de trouver un équilibre et une certaine harmonie.
Maintenant que tu me décris un peu comment tu vis, je comprends mieux l’influence de la nature dans ton travail, comme avec le morceau Artificial chez Fracture.
C’était une sorte de manifeste contre ce qui est artificiel – même si l’on ne peut vivre sans. Mais ce morceau a été créé à Treviso et en est inspiré.
Tu vas ressortir un morceau chez Stroboscopic Artefacts bientôt, tu sembles avoir une relation forte avec Lucy.
Nous étions très proches ces dernières années, mais moins récemment parce qu’il est très très occupé . En 2009 il vivait à Paris et je finissais mon école, nous voulions tous les deux changer nos manières de vivre et nos perspectives, ainsi que trouver de nouvelles idées. On a donc pensé : « C’est bon on part à Berlin ».
Vous avez déménagé ensemble ?
Vers la même période, nous avons passé beaucoup de temps ensemble et il m’a beaucoup appris. J’ai ce morceau que j’aime vraiment qui sort sur le chapitre IV du Five Years Of Artefacts (janvier). Je ne veux pas qu’on pense que je suis arrogant, mais c’est un de mes morceaux favoris. Je suis heureux qu’il sorte chez Stroboscopic.
As-tu un album en préparation en ce moment ? C’était vraiment cool de sortir ces deux albums gratuitement sur le site d’Enklav..
Je pense que ce n’était pas complètement achevé, quelques-uns étaient des ébauches, même si j’aime énormément E qui est un morceau très spécial et c’était assez surréel quand je l’ai fait. Les autres étaient plus de ces exercices mentionnés, mais pas assez mauvais pour les laisser dans un disque qui traîne. J’ai donc décidé de les sortir là, c’est aussi quand nous avons atteint mille ‘followers’, c’était une façon de remercier les fans. En ce qui concerne un nouvel album je ne sais pas, je dois dire que j’aime vraiment DJ en ce moment après une période où j’ai été plutôt peu sûr de moi.
Est-ce que tu sais pourquoi tu manquais de confiance en toi ?
Peut-être à cause de ma timidité. Je suis aussi obsédé par le besoin de tout contrôler et obsédé par le désir d’être parfait en permanence, et dj peut parfois se révéler imprévisible dans un sens, et l’on peut commettre des erreurs.
Tu ne supportais pas de faire des erreurs ? Est-ce que tu t’es beaucoup entraîné récemment ?
J’ai commencé à m’entraîner de plus en plus, et avec Serato je trouve que c’est plus inspirant car je me sens au milieu entre un dj set et un live set. J’ai toujours aimé jouer des vinyles, mais je sens qu’il est temps pour moi d’aller de l’avant. Avec les effets, les boucles, c’est simplement plus créatif pour moi de jouer avec Serato que de jouer avec des vinyles. C’est aussi plus simple, je ne veux pas dire simple dans un sens bon marché, mais j’en apprécie les possibilités et les limites. Mais je suppose que ça dépend, ça ne peut pas être la même chose pour tout le monde.
Les limitations comptent ?
C’est essentiel, je produis depuis quatre ans et je veux grandir et chercher de nouvelles choses, mais j’ai besoin de limites car avec trop de possibilités on se perd. Au bout de quatre années j’approche l’ordinateur car c’est risqué de commencer avec. On a besoin d’un esprit fort, c’est comme construire une maison, si les fondations sont bonnes elle ne s’effondra pas.
Various Artists: Jonas Kopp, Dadub, Eomac, Chevel
V – Five Years Of Artefacts – Chapter Four
Format: 12″ / digital
Release date: January 19th
Tracklist:
A1 / 1. Jonas Kopp – ‘Shibu’
A2 / 2. Dadub – ‘Force Continuum Abuse’
B1 / 3. Eomac – ‘I Am Starting To Believe’
B2 / 4. Chevel – ‘Alicia’
Photo par Antonio Campanella (www.antoniocampanella.com)
C.V.A